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André de Richaud, Échec à la concierge

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S'écorcher toutes les aspérités de la vie

Romain Verger

© Jack Hardwicke, Mapped Faces #4
André de Richaud est de ces grands auteurs méconnus et artistes maudits qui se consument aux braises de leur langue et des affres de la vie. Si en 1931, la parution de La Douleur lui assure le succès, il ne cessera plus comme il l’écrit lui-même de s’ «enfoncer doublement, avec un raffinement inouï, dans le silence et dans la mort.» Submergé par toutes sortes de difficultés,il entre en 1961 (il n’a que 52 ans) dans une maison de retraite de Vallauris où il finira ses jours comme un chien, oublié de presque tous. De cet auteur qui disait «n’aimer guère que la poésie et les bêtes», on compte des textes splendides comme La Barrette rouge, parmi d’autres où la fantaisie et l’humour acéré se mêlent au goût pour une étrangeté teintée d'inquiétude et de mélancolie. «Un destin d’artiste déveinard» résume Éric Dussert en préface à ce recueil qui lui rend un bel hommage en déclinant tous les tons de sa palette d’auteur. En ce sens, Échec à la concierge pourrait servir utilement d’introduction à son œuvre. S’y trouvent rassemblés des textes jusqu’alors éparpillés dans diverses revues : chroniques parisiennes, nouvelles rurales, provençales dont bon nombre relèvent d’une veine fantastique.


Parmi les nouvelles se glissent des textes plus autobiographiques comme celui où Richaud évoque sa dépendance alcoolique : « Certains jours, j’en ai bu jusqu’à cent verres. Pas moyen d’être saoul. Il est malin, le Dieu ! Au contraire, il me semble que plus j’en bois et plus j’y vois clair... Alors, comme je ne tiens pas à y voir clair!... Ce vin est d’ailleurs ma seule nourriture depuis vingt ans. » S'y ajoutent des réflexions sur la littérature comme dans la section liminaire où l’auteur, prenant prétexte d’une réponse à un lecteur tatillon soucieux de vérisme, proclame les pleins pouvoirs à la folle du logis. On y trouve aussi des conseils, telle cette méthode préconisée aux insomniaques qui consiste à entreprendre la traversée pédestre de Paris sous la forme d’une promenade imaginaire. Un exercice de projection mentale comme les affectionne Michaux, pour aider les plus récalcitrants que la lecture de quelques pages de Sartre ne serait pas parvenue à assommer.

La première nouvelle éponyme est celle qui détonne peut-être le plus, tant le reste est presque uniformément marqué par le fantastique. Richaud y campe la mère Guillot, concierge de son état, 75 ans, « l’œil cerclé de fer », portée sur la bouteille et se piquant de beau langage. Fidèle aux caricatures dont on aime à se représenter la fonction, elle se repaît de commérages et de ragots, profitant de ses apéritifs sur le trottoir d’en face pour « dégorger sa bile » avec « une endurance extraordinaire », savourer ses victoires quotidiennes, comptant ceux de ses locataires qu’elle est parvenue à mater. C’est Joseph Valeureux tout particulièrement qui fait les frais de ses foudres, une bonne pâte d’étudiant qui a le malheur d’occuper la chambre de bonne où elle comptait installer son petit fils. D’autant qu’à la suite d’un accident, celui-ci se voit transfuser le sang du généreux donneur Valeureux... Infamie qui ne saurait demeurer impunie!

Les nouvelles fantastiques ont plus particulièrement retenu mon attention, de facture tantôt classique comme « La Dame blanche » ou « L’étui à cigarettes » dans laquelle ressurgit du passé, le temps d’une partie de bridge, un hôtel du Marais avec sa maîtresse de maison et ses domestiques réglés comme des automates, tantôt plus singulière : ainsi de « La Madregalla » qui met en scène une sorte de vaisseau fantôme figé au beau milieu de l’océan dont l’un des membres d’équipage (Erik le Danois) se pétrifie en statue de porcelaine. Tous défileront à son chevet car au contact de ce corps animé d’un tic-tac d’horloge, leur est donné d’entendre et voir ce que leurs proches restés à terre disent et vivent. Les fêlures qui menacent progressivement l’intégrité de l’homme-statue révèlent celles qui fissurent la vie familiale de ces marins. Tout aussi singulière, la nouvelle « Le miracle » suit l’envoûtement d’un adolescent qui a eu le malheur de porter un masque de diable en carton-pâte le jour de la Fête-Dieu, tant et si bien qu’il ne s’en débarrassera plus : 

« Moi, inutile de vous dire que ça n’allait pas! Je ne pouvais plus me regarder dans la glace. Je sentais à des démangeaisons que le travail n’était pas fini et que, de jour en jour, le carton du masque se collait à ma chair, qu’il se produisait entre ma viande et le papier mâché une effrayante osmose. Mes joues sonnaient, quand je les frappais du doigt, comme du carton, mais je sentais par le nez horrible et énorme. Je me mouchais avec et une aiguille plantée dans mon menton me faisait mal. Je pouvais manger et parler, mais, au début, avec effort. Ce qui me faisait trembler surtout, c’est que j’étais sûr que les cornes se mettaient à pousser. » 

Dans « La Bête », un pauvre prisonnier doit partager sa cellule avec une créature invisible dont la présence matérielle se limite à ses coulées d’urine. « Histoire de rire » montre combien d’anciens amis peuvent être envahissants une fois morts, jusqu’à se venger de tout ce que vous leur avez fait subir dans leur jeunesse.

Enfin, je ne résiste pas au plaisir de citer cet extrait poignant tiré de « La maison que j’habite » où Richaud s’y dévoile dans toute sa déréliction d’homme et d’écrivain  :
« Ecris-je pour me plaindre de quelqu’un ? Je suis seul dans la vie et je n’ai jamais été aimé. La seule personne de qui j’ai à me plaindre, ce n’est pas quelqu’un : c’est Dieu lui-même. J’ai aussi quelques griefs contre ma personne propre, mais je n’aime pas penser aux dédoublements de la personnalité. Un moi-même me suffit amplement pour m’écorcher toutes les aspérités de la vie. Si j’écris pour raconter des aventures extraordinaires ? Celles que j’ai vécues ne le sont guère. Depuis vingt ans, je n’ai pas fait trois lieues plus loin que ma maison. Alors ? C’est sans doute pour voir frétiller sur le blanc du papier cette petite tête noire : la plume. Elle, au moins, ne se défend pas contre mon amitié, tandis que les oiseaux se taisent à mon approche ; que le lièvre, à moitié étranglé dans un dernier sursaut, parvient à s’échapper des collets que je lui tends si je me montre à lui à visage découvert. Depuis vingt ans, je n’ai saisi un papillon par les ailes. Ô poudre magique qui reste dans les doigts ! Il me semble que si je parvenais à saisir un papillon, je resterais longtemps la main haute, l’index et le pouce écartés. Je deviendrais infirme pour garder éternellement ce reflet de vie. Il n’y a pas de mouches ni d’araignées dans ma maison. Pas de chenilles sous mes feuilles. Pas d’escargots dans les trous de mes murs. Voilà ma vie. Tandis que la plume, elle, se laisse conduire comme un hanneton. Où sont ceux de mon enfance, que nous trempions dans l’encre avant de les faire se promener sur des pages blanches ? Et les arabesques qu’ils traçaient ?
Plume, petite compagne, prolongement de moi-même, qui vit de ma chaleur, que vas-tu raconter ? Nous sommes tous les deux seuls au milieu de cette montagne sans réalité. Les deux foyers voisins, mais non pas confondus, d’une immense ellipse. D’une ellipse sans vie. Que dis-tu, solitaire ? Parce que c’est l’hiver, tu crois que le monde est comme toi, mort. Tu veux mettre de la mort sur toutes choses. Sulfater de mort les vignes ; étamer de mort les pierres. Il est vrai que, de mes ténèbres, le monde t’apparaît comme vide et silencieux. Mais ce silence est fait des mille ronflements de la nature qui dort ; ce vide est plein de cubes, de cylindres, de sphères minérales et végétales qui ne demandent qu’à tourner, rouler, éclater dans l’allégresse du printemps qui viendra pour tout le monde, sauf pour moi.
Et cette rêverie sur la plume continuerait longtemps si je ne m’en arrachais pas bien vite. Oui, sous les pierres de la montagne, des serpents de cuir sont roulés. Les taupes sont, griffes serrées, enfouies dans la profondeur de la terre que, seuls, leurs yeux aveugles voient miroiter... »

Un recueil à ne pas manquer, superbement illustré par Frédéric Bézian.

André de Richaud, Échec à la concierge, L’Arbre vengeur, 2012. 13 €.





John Dullaghan, Bukowski, Born into this (bonus)

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Hank vs Pivot
Éric Bonnargent

Parmi les nombreux documents complétant le reportage de John Dullaghan figure un extrait de la célèbre intervention de Bukowski sur le plateau d’Apostrophe, le 22 septembre 1978. Sur le plateau, Bukowski vide au goulot trois bouteilles de Sancerre ; les images sont bien connues et sont fréquemment rediffusées. Les bruits les plus fantaisistes vont courir suite à sa prestation : il aurait vomi sur le plateau, il se serait pissé dessus et le journal Détective, connu pour le sérieux de ses investigations, affirme qu’il aurait violé Catherine Paysan…
Comme le montre le reportage de John Dullaghan, Bukowski a toujours bu avant chacune de ses apparitions publiques. Il ne s’agissait pas seulement de jouer son personnage, Hank n’a jamais eu confiance en lui et l’alcool lui permettait d’affronter les autres. Sur le plateau d’Antenne 2, les choses dérapent : il ne se sent pas à sa place dans cette émission consacrée aux écrivains « en marge de la société ». Il faut dire que ce qu’entendait Pivot par là était risible : les invités étant Catherine Paysan, caricature de l’institutrice de la IIIe République (dont j’ai lu Nous autres les Sanchez, roman d’une niaiserie presque incomparable), qui, après que Bukowski lui a caressé les cuisses, s’écrira avec fougue « ça, c’est le pompon ! »…, Marcel Mermoz dont on ne sait rien, Gaston Ferdière, le psychiatre qui s’est occupé à coups d’électrochocs d’Artaud, et Cavanna, l’anarchiste de salon, dont la révolte libertaire culmine dans le port de la moustache fleurie et de la chemise à carreaux. Bukowski est immédiatement mal à l’aise et les questions stupides de Pivot le poussent à bout.




Bukowski sera violemment expulsé des locaux de la chaîne de télévision. La morale est sauve, la vente de ses livres explose : tout est bien qui finit bien. Plusieurs années après, voici ce que dira le vieux dégueulasse de son apparition télévisée :

« Ha ! Ha ! Ha ! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs ! C'était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J'aurais dû le savoir. J'avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c'était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n'y avait pas d'air, c'était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins ! C'était horrible... Je suis devenu dingue. »





 John Dullaghan, Bukowski, born into this. 18 €

Paula Fox - Côte Ouest

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Partir, repartir 
Marc Villemain 

Éditions Joëlle Losfeld
à certains égards, Paula Fox a bien quelque chose de français. C’est d’autant plus remarquable que le plaisir roboratif que j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que cette forme d’ennui, fût-il plaisant, qui m’accable parfois lorsque je m’attache à l’exquis ronronnement de notre littérature hexagonale. Ne voyez pas là une quelconque coquetterie anti-française, ou quelque flagornerie à destination des « maîtres du monde », mais le fait est que la littérature américaine a sa manière bien à elle de digérer l’épopée humaine, et que cette manière me semble incommensurablement plus flamboyante que le tropisme intimiste plus ou moins assumé de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité (imaginaire) de Paula Fox, c’est parce que l’écrivain me semble parfois adossé au meilleur des lettres françaises ; dans sa préface, Frederick Busch suggère d’ailleurs que l’héroïne de ce roman-ci éprouve quelque chose de l’ordre de la « nausée » sartrienne. Ainsi trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants aux émois de l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger dans l’être et à en révéler les ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison, j’attribue souvent, mais sans exclusivité, à une certaine littérature française. Lisant Paula Fox, il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt écrire l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est également éditée chez Joëlle Losfeld. Les deux écrivains font en effet état d’une même obsession pour les traumas de l’enfance et témoignent d’une semblable douceur, douceur qui est surtout l’indice d’un malaise, le paravent pudique mais insuffisant à la douleur et à la violence des mondes. Les distingue toutefois l’attrait vers l’irréalité, ou la surréalité, qui est la patte de Dominique Mainard, quand tout, dans la littérature de Paula Fox, nous ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très cruellement terrienne. Dans les deux cas pourtant, nous sommes proches des contes moraux, des légendes, des histoires – comme les enfants disent aimer qu’on leur en raconte. L’impression de « classicisme » est cependant plus dense, et évidente, chez Paula Fox, fruit sans doute d’une fluidité sans accrocs, d’un acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que l’on pourrait la donner en dictée dans nos collèges, mais plus encore d’un incomparable talent à embrasser une totalité sociale. Car, et j’y reviens, Paula Fox est américaine. Dans la littérature française, la psychologie est souvent affective, sourde, relationnelle, généalogique ou familiale. Cela a donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et quelques chef-d’œuvres. Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans rien omettre de ce que j’appellerai, pour faire vite, sa part française, la psychologie est instinctivement sociale. C’est pourquoi la modernité du roman américain nous apparaît souvent de manière plus immédiate, qu’on la sent toujours apte à se pénétrer de la réalité du monde sans autre souci que de la malaxer pour en faire un objet de littérature universelle. Ce talent-là est d’autant plus massif que Paula Fox ne nous parle jamais, ou si peu, du monde, mais toujours d’infimes destins aux ancrages fatals, de personnages dont on comprend dès les premières lignes que leur devenir est borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans une histoire qui les a précédés et qui ne peut faire d’eux que des « personnages désespérés ».

Paru aux États-Unis en 1972, Côte Ouest est le troisième roman de Paula Fox, dont Joëlle Losfeld poursuit la traduction méthodique de l’œuvre. Il raconte l’histoire d’Annie Gianfala, jeune fille de dix-huit ans à peine qui s’en va, par tempérament autant que par nécessité, à la rencontre de l’Ouest, abandonnée par un père plus ou moins habité par l’alcool. Non tant pour en faire la conquête que pour tâcher d’y trouver une sorte d’état d’innocence. A l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, son périple la conduira auprès d’êtres à la fois ambitieux et perdus, superficiels et perclus d’idéaux, aspirant aux libertés mais parties prenantes de leurs propres aliénations, et dont beaucoup connaissent leurs premiers engouements politiques via le Parti – entendez le parti communiste. Ceux-là fascinent Annie sans qu’elle puisse jamais les comprendre tout à fait : « Elle comprit, ou plutôt sentit, qu’elle était au milieu de gens qui voyaient le monde dans lequel elle errait inquiète, perdue, comme un univers rempli de sens, de catégories, d’explications leur permettant de savoir d’où leurs pensées venaient. » Annie est un cœur trop simple et une âme trop troublée pour s’aventurer vers la moindre certitude. Elle n’est maladroite que parce que le monde la submerge. Ceux vers qui elle va se trouvent chaque fois désarmés par l’insistance de l’enfance en elle, son refus viscéral (sitôt interprété comme une infirmité) de mettre la bonne distance entre elle et le monde. Leur implication dans la vie est raisonnée, sa manière à elle de s’y jeter et de s’en débrouiller apparaît presque pathologique. Sans le sou, habitant de chambre en chambre, s’offrant au moindre travail qui lui permettra de manger le soir, elle n’est disponible qu’à la survie, mais regarde le monde s’ébrouer avec des yeux gourmands. Peu à peu elle s’endurcit, prend confiance, connaît les joies simples du corps et des querelles, de l’alcool et des grands sentiments. Mais sait aussi se méfier des amitiés proclamées, faire le tri entre le vrai et le juste, l’honnête et le sincère. Elle possède les bons réflexes pour vivre, prendre des décisions, même si, au fond, elle ne sait toujours pas ce qu’elle veut. « Il lui semblait que, chaque fois qu’elle quittait un endroit, elle tirait derrière elle une traîne de débris : promesses brisées, attentes déçues qu’elle avait suscitées sans le vouloir. Qu’y avait-il en elle d’exceptionnel ? Qui dépassât les circonstances particulières de son histoire personnelle, qu’elle détournait avec humour dans l’unique but d’attirer l’attention, celle de n’importe qui ? »

« Personne n’a le droit de revendiquer une innocence libre de tout engagement, voilà ce dont Miss Fox semble prévenir son héroïne », remarque Frederick Busch, rappelant au passage que « nous sommes dans l’obligation d’évaluer ce que nous rencontrons. » A cette obligation, Annie aura appris à se plier ; c’est ce qui la rend libre de prendre ses décisions lorsque, à nouveau, il faut fuir.

Préface de Frederick Busch, traduction de Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 9, mars/avril 2008
 

Diérèse, N°56, Thierry Metz

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Bâtir et simplifier
Romain Verger


© Françoise Metz

Dans sa dernière livraison, la revue Diérèse clôt son hommage au poète Thierry Metz, initié par le double numéro qui lui était consacré l’année dernière. Une nouvelle fois, Daniel Martinez et Isabelle Lévesque (aidés de Françoise Metz, la veuve de Thierry) réunissent avec talent lettres, poèmes inédits, photographies, témoignages et confidences pour célébrer le souvenir de l’auteur du Journal d’un manœuvre, et faire émerger le portrait éclaté et émouvant d’un homme inconsolé par la mort de son second enfant renversé par une voiture en 1988, le grand absent dont le manque ne cessera plus de hanter l’écriture, jusqu'au 16 avril 1997 où Metz mettra fin à ses jours, à quarante et un ans. « Je n’ai que ce trajet à bâtir. // Retrouver la mère et l’enfant. // En mourir, peut-être », écrivait-il dans son Carnet d’Orphée, un an avant son suicide. Comme le dit justement Pierre Dhainaut : « Que peut désormais une écriture qui sait qu’elle ne ressuscitera personne, qu’elle ne consolera pas plus l’aimée à laquelle elle s’adresse que celui qui s’y livre encore ? »

Ce sont en tout quelques 600 pages qui nous aident à cerner cet homme comme son expérience poétique que Daniel Martinez décrit comme « tout entière faite de ces intermittences de moments de communion heureuse avec l’univers et de moments d’angoisse sourde, son versant d’ombre. » Une entreprise difficile tant ses poèmes inédits, nombreux, sont dispersés en revues, parmi lesquelles Résurrection (fondée en 1941 par Jean Cussat-Blanc) qui le publiait avec assiduité. À tous ces poèmes ici rassemblés s’ajoutent « D’un qui marchait — avec le petit bois », quatre poèmes écrits sur les toutes dernières pages banches de la Douzième poésie verticale de Roberto Juarrroz et le Carnet d’Orphée.

Entre autres extraits de sa correspondance figurent ses échanges avec Gérard Bourgadier, l’éditeur de l’Arpenteur chez Gallimard auquel Jean Grosjean avait recommandé la lecture du manuscrit du Journal d’un manœuvre, où Metz raconte 148 jours d’un chantier destiné à transformer une ancienne usine de chaussures en résidence de luxe. Bourgadier y évoque sa première rencontre avec Metz : « Il était assis, impassible, immobile. Il était costaud, fort, musclé, ses mains surtout, rudes, des mains de travailleur, de la terre, des mains de prolétaire, avec la pelle profonde. » C’est bien ce qui faisait la spécificité de Metz qui, après s’être adonné à l’haltérophilie, deviendra manœuvre, maçon et ouvrier agricole. Il n’envisageait pas la poésie en intellectuel et plutôt que de se regarder écrire, il préférait bâtir, s’inscrivant dans la lignée du poète menuisier de Guillevic ou du poète artisan de Tardieu. Dans Dolmen, il se compare à un potier, à un élagueur ou un coupeur de bois, thème qui traverse encore quelques-uns des poèmes inédits : « Flanqué d’oiseaux / j’entre dans le bois / c’est là qu’on travaille / avec de jeunes outils / à la taille à la coupe / on fait des feux / qui font peur aux arbres / puis chaque feuille s’abandonne. » « Je n’ai pas été maçon pour rien, écrit-il encore, et je n’y suis pas venu pour la seule nécessité. J’ai vite appris que les murs du livre et de la maison sont percés d’ouvertures. »

La poésie de Thierry Metz est faite d’éclats, de fragments nus et lumineux emprunts d’un « lyrisme sec et brutal comme le ciseau de pierre »écrit Frédéric Brandon. Il délaisse l’emphase pour la simplification ; il s’agissait pour lui d’entrer « dans la braise des mots / dans le presque rien d’écrire » :

« Le vrai travail — peut-être— est de simplifier »

« S’amincir / Émacier le texte le plus possible ».

« Tu vois où je suis
derrière le chardon
avec le bois la pierre
avec presque rien »

Ce projet d'écrire à l'ossature du quotidien nous rend sa poésie proche et nécessaire, parce que dans son approbation totale du réel et son humilité, son œuvre embrasse « vie mort / dans le même instant. »

On ne pourra que souscrire à l’invitation de Christian Estèbe : « Lisons-le, relisons-le, faisons-le lire, relions-le à ce que sans doute il aimait plus que tout : la vie. »

Diérèse, N°52/53 et N°56, printemps 2011 et printemps 2012. 15 €.



Manuel Candré, Autour de moi

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Journal d’un deuil
Éric Bonnargent



Mike Kelley, Beverly Edmier


La mort d’un proche, explique Vladimir Jankélévitch dans La Mort, nous oblige à survivre dans un monde marqué du sceau de l’absence. Le deuil cesse lorsque l’on a réussi à se réapproprier matériellement et affectivement le monde, lorsque l’absence du disparu cesse d’être omniprésente. Plus le proche nous était proche, plus le deuil est long et compliqué à réaliser. S’il est impossible à un parent de se remettre de la perte d’un enfant, il est difficile pour un enfant de se remettre de la mort de ses parents.
Ayant perdu sa mère très jeune, Manuel Candré propose aux lecteurs d’assister à un travail de deuil sans complaisance ni voyeurisme. Autour de moi se présente en effet sous la forme d’un journal tenu entre l’été 2007, au moment où la douleur ressentie par le narrateur a atteint son paroxysme, et l’automne 2010 où il parvient enfin à s’en défaire. La démarche de Manuel Candré n’est pas analytique, mais impressionniste. Les dates ordonnent certes le temps qui passe, mais l’auteur/narrateur ne reconstruit pas artificiellement la chronologie de ses souvenirs : il les laisse surgir de manière aléatoire, se tenant « là comme dans une éternité qui réclame d’être accomplie », submergé par des émotions, des images et des réminiscences. Les textes qui se succèdent sont tour à tour drôles, tristes ou émouvants et l’enfance, passée à la campagne, se reconstruit peu à peu par petites touches délicates, rythmée par des jeux, des angoisses (l’hilarant assassinat d’une poule), des déguisements de Zorro, par la vie à la campagne et par la mort, toujours la mort, celle de la mère, bien entendu, mais aussi celle des grands-parents et, peut-être pire encore, celle des animaux de compagnie. L’enfance n’est finalement rien d’autre qu’une éducation à la vie par l’apprentissage de la mort. Parce qu’il ne veut pas tricher avec les émotions, Manuel Candré évoque ses souvenirs par l’emploi d’une écriture dépouillée, minimaliste, sans fioritures. Le monde rural dans lequel il a grandi est à l’image de ces hommes et de ces femmes vivant au bord de la Vauvise : austère et dure. Les coups partent facilement, l’alcool permet de trouver le sommeil. Le père, lui, déjà alcoolique avant le décès de sa femme, s’enfonce toujours plus profondément dans sa dépression :

« Il pleure et il pleure et il parle en même temps déversant devant moi les montagnes de son malheur la mort de ma mère qui a tout foutu en l’air sinon on aurait été une famille heureuse unie avec de l’amour du travail de l’argent mais non il a fallu que ça arrive la mort lui a pris sa femme alors qu’il avait pas trente ans et moi tout petit à élever comment se remettre de ça c’est impossible si on y réfléchit bien. Mon père hoquette, la bouche prise dans un fil de larmes et de salive, cet homme qui a perdu sa femme et sa vie en même temps, malgré tout, ça finit par m’atteindre. Il dit Manuel Manuel c’est dégueulasse et les mots sortent par jets discontinus son corps plié par le désespoir. Il me prend dans ses bras pleurant Manuel je suis seul j’ai personne j’ai besoin de toi j’ai besoin d’aide. Il me serre contre lui en me disant ça, ses larmes me coulent dans l’oreille. »

Sans jamais sombrer dans l’impudeur, comme le genre de l’autofiction pouvait le faire craindre, Manuel Candré nous montre comment l’univers s’est peu à peu reconstruit autour de lui. Le point final en est la preuve.






Manuel Candré, Autour de moi.Éditions Joëlle Losfeld. 11, 90 €








Article paru dans Le Matricule des Anges(sept 2012)

Nicolas Beaujon - Le patrimoine de l'humanité

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Les journées (dans les réserves) du patrimoine
Marc Villemain 


L'affiche était alléchante : un jeune homme, par éthique acquis aux valeurs cardinales de « la glande» et par fantasme livré aux foules tombant en pâmoison devant son jeu de guitare hendrixien, franchit avec succès le concours de gardien de musée ; pardon : « d’agent de contact », dénomination statutaire officielle (« le gardien de musée n’existait plus, on avait revalorisé le métier. ») S’ensuit une série de péripéties plus loufoques les unes que les autres, auxquelles seul un face-à-face avec les tanks de l’armée en ouverture du journal télévisé mettra fin. 

C’est donc à une aventure très rock’n’roll que nous convie ce premier roman de Nicolas Beaujon, qui sacrifie aux plus enthousiastes poncifs et donne raison aux braves gens qui pensent bien du mal de la guitare électrique et de ses très chevelus univers  : débauche de sexe débridé dans les réserves du prestigieux musée où « contacte» notre anti-héros, consommation non moins débridée de cocaïne et vols répétés (ou disons tri sélectif) dans les mêmes réserves – décidément véritable garde-manger de l’underground. Nicolas Beaujon s’y entend dans la drôlerie, la repartie et le trait qui tue (comme on le dirait d’un riff). Sans doute n’a-t-il pas inventé le fil à ciseler le style, mais, une fois fait le deuil d’une prose fine et délicate, ce court récit fonctionne avec  entrain et autant de plaisir qu’un bon vieux Doors. D’autant que rien n’y est complètement gratuit et que, derrière la bouffonnerie délirante et l’abus délibéré de la caricature, sourd une critique (opportune, disons-le) des mille et une hypocrisies du contrôle social, du patriotisme d’entreprise et autres scléroses d’une époque livrée à un désir d’avenir bien ordonné. Rien de bien révolutionnaire, donc, mais pas mal de malice, et un petit moment de bonne humeur rebelle.

 Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007

Gabrielle Wittkop, Les départs exemplaires

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Exquises cruautés
Romain Verger
 
© Prof. Jas. Mundie
Quel bonheur que cette réédition des Départs exemplaires de Gabrielle Wittkop! J'ai découvert il y a quelques années cette auteur fascinante à la lecture du Nécrophile, puis de Chaque jour est un arbre qui tombe. Wittkop est de ces auteurs inimitables, dont l'élégance et la pureté classique de l'écriture — à la façon d'une rencontre improbable — s'empare des thèmes les plus sombres et les plus inquiétants qui soient.

Ce recueil de nouvelles est d'emblée placé sous le signe de la mort, épinglée en un papillon qui n'est pas sans rappeler le motif du bombyx qui travaille les cadavres du Nécrophile et en irrigue obsessionnellement la prose. Insecte oraculaire ici, comme le présage d'une "épiphanie diabolique". La mort chez Wittkop n'a rien de définitif ni de limitatif. Bien au contraire, elle est un terreau où foisonnent et se démultiplient les mots, ferment de vie, pourriture noble. C'est donc sur cette vision d'entomologiste que s'ouvre "Les derniers secrets de Mr T.", la première des nouvelles, se prolongeant dans l'évocation d'une jungle thaïlandaise luxuriante et vénéneuse :

" Très haut dans le triple baldaquin de feuillages qu'aucun soleil ne pénétrait, un oiseau jeta son cri d'alarme, un avertissement, un oracle. En route vers quelque charogne, une procession de fourmis longeait un arbre mort effondré dans un chaos de lianes et de fougères où, intactes encore, des bromélies épanouissaient leurs bouquets en calices luisants de sucs et de rosée. La stridulation des cigales dominait le tumulte de la jungle, la criaillerie des perroquets, le glapissement des singes et, lointain, le piaillement dérisoire des vautours planant sur la cime des arbres. Rien ne se perdait en ce cosmos où tout fructifie et se putréfie, avale, digère, rejette, lutte, copule, germe, éclot, périt et se dissout pour croître encore en d'immémoriales marées roulant les unes sur les autres. Les humeurs de l'insecte cheminent dans les veines de l'écorce ; liquéfié, le reptile renaît dans la pulpe fétide du fungus ; la plume devient feuille ; la fleur se change en écaille ; les œufs et les laitances éclatent en myriades vitales ; la mort embrasse la résurrection, toutes deux gémellées comme le jour et la nuit. "

Qu'est-il arrivé à T. pour s'évaporer mystérieusement un certain dimanche de Pâques? C'est à cette enquête que nous convie Wittkop, au gré des témoignages de ceux qui l'ont bien connu ou simplement aperçu quelques heures avant sa disparition. Sa personnalité complexe s'esquisse peu à peu : ancien styliste, designer et amateur d'antiquités, T. a perdu son ex-épouse dans des conditions mystérieuses. La clé de l'énigme se trouve-t-elle à New-York ou à Monte-Carlo dont il a fréquenté les casinos ? Ou bien faut-il fouiller dans son passé d'agent secret de l'OSS pour y découvrir quelques inimitiés ? Comment expliquer que cet homme soit parti se promener sans sa veste, oubliant ses cigarettes et sa boîte à pilules ? Au fil des témoignages et des rumeurs, on cherche à reconstituer les derniers jours de cet homme, les dernières heures qui ont précédé sa disparition. Et c'est avec un plaisir non dissimulé que Wittkop, se jouant des codes du roman policier, nous égare sur la piste d'une enquête improbable pour nous conduire avec plus de jubilation vers un dénouement hautement poétique, logé dans les yeux médusants qui ornent les ailes du papillon.

La seconde nouvelle ("Idalia sur la tour") est une merveille d'intertextualité et de cruauté. À l'occasion d'un voyage sur les bords du Rhin en compagnie de ses parents, la jeune Idalia Dubb ("l'unique enfant [du couple], si désirée, si tard venue") se retrouve blessée, prisonnière d'une tour dont l'escalier s'est effondré sous ses pas. Très subtilement, Wittkop rend hommage au Romantisme, à moins qu'elle n'en dépeigne les derniers feux précisément (l'histoire se situe en 1850), dans l'excès de raffinement qu'elle prend à s'appesantir sur l'agonie de cette adolescente bovaryenne, imprégnée des lectures de Walter Scott et de Byron. Véritable conte cruel que cette nouvelle qui brasse des réminiscences de Barbe bleue, des figures fantomatiques des Dames blanches, de Loreley, et combien d'autres…

Wittkop ne s'en cache pas. Elle se délecte avec une ironie sadique de tous ceux (dont une vieille femme analphabète courbant l'échine sous son fagot de bois mort, tout droit sortie d'un conte de Grimm) qui répondront naïvement d'un signe amusé de la main aux appels au secours d'Idalia sans mesurer la situation tragique où elle se trouve, de ceux qui longeront la tour sans jamais entendre ses gémissements. Si la montre d'Idalia s'arrête, ce n'est que pour satisfaire le plaisir de l'auteur, cet arrêt volontaire sur agonie, agone délicieusement dilaté où l'écriture jubile et excelle à en détailler toutes les phases :  

" En dépit de ses répétitions, le spectacle n'est pas si monotone qu'on pourrait le craindre. On y peut découvrir le délicat leitmotiv d'une figure chorégraphique et trouver beaucoup de délectation à observer les gestes de Miss Dubb. On sait aussi pouvoir compter sur une certaine durée du plaisir, dix-sept ans étant l'âge des grands combats où, même privée d'eau et de nourriture, on ne meurt pas doucement comme une lampe qui s'éteint faute de combustible. "

Nous partageons dès lors la faim et la soif d'Idalia, nous assistons comme les corbeaux qui n'attendent que de fondre sur elle, aux délires de l'inanition, aux dernière hallucinations de cette fille promise à la mort.

C'est de délire toujours qu'il est question dans "Les nuits de Baltimore". L'on y suit pas à pas la déchéance d'un écrivain grand alcoolique, obsédé par la perte d'une valise qui contenait deux de ses manuscrits, "l'essentiel de sa destinée". Il s'embarque pour Baltimore, pris de delirium tremens, cherchant à fuir tous ceux qu'il imagine à ses trousses. Le monde croit-il s'est ligué contre lui et nous assistons aux dernières heures de cette fuite éperdue et paranoïaque dans les rues sordides de Baltimore.

Enfin, dans "Claude et Hippolyte ou L'inadmissible histoire du feu turquoise", Gabrielle Wittkop nous plonge en plein siècle des Lumières, nous dépeignant en la personne de deux jumeaux hermaphrodites un cas de curiosité anatomique :

" Les adelphes n'étaient ni pourpre ni fripés comme le sont les nouveau-nés, leur bouche n'était pas un baveux orifice sous un nez luisant et bulbeux. Ils n'étaient nullement hideux mais offraient au contraire l'aspect de délicats petits corps d'ivoire aux membres allongés, aux ventres plats. Leurs visages étaient sereins malgré l'épreuve de la naissance ; diaphanes, leurs paupières s'abaissaient sur des yeux que par transparence on devinait céruléens. Chacun des jumeaux possédait une petite verge parfaitement formée au-dessus de glandes qui viendraient à point en leur temps, et d'une tendre orchidée aux pétales d'un rose languissant, enveloppant à peine une minuscule amande qui,  tel un point déterminatif, semblait déjà promise à toutes les voluptés. Aucun des deux sexes ne prédominait sur l'autre et c'était là que résidait le phénomène unique de cette parfaite complétude, celle que, selon la Gnose et la science des alchimistes, représente l'hermaphrodite. Beaux comme le sont les statues, les jumeaux se ralliaient toutefois à la ténébreuse nature souterraine des racines, des larves aveugles dans les limons. "

Wittkop scrute la relation de ce couple gémellaire, s'attache à décomposer la troublante harmonie qui résulte de "l'épouvantable privilège" anatomique des deux frères : "Comme les dieux et les pierres, ils se suffisaient." "Seul comptait leur immense bonheur, roulé sur lui-même et qui, ne laissant de place à rien d'autre, était une ronde planète." Son récit donne littéralement chair au mythe platonicien de l'Androgyne dont elle expérimente toutes les combinatoires de sa plume :

" Ainsi qu'en leur premier jour, les adelphes demeurèrent lisses comme l'ivoire, ni poil ni barbe jamais ne leur vinrent, non plus que les incommodités des femmes. Ils restèrent parfait.
Ils abandonnèrent les jeux vagues de l'enfance et, tout étant possible, tout était permis. Voulant explorer les paysages d'un corps unique, double sinon même quadruple, ils découvrirent des continents aux jardins pleins de fleurs, aux vergers pleins de fruits. Il y avait des monts et de délectables vallées, des sources et des grottes, des plaines aux pentes tentatrices, des ravins propices au secret.
Ils s'aimaient en femmes. Alors deux souples belettes s'abandonnaient aux soyeuses voluptés de la peau, aux douceurs de l'orchidée, jusqu'au délire de caresses qui les laissaient pantelantes, ruisselantes, anéanties dans l'intermède de nouveaux jeux. […] Ils s'aimaient en hommes. Alors deux éphèbes fous de désir enlaçaient leurs membres en gémissant, ne sachant plus de qui était la bouche, à qui appartenait une rose frémissant dans l'attente. Jusqu'à ce que brisés, gisants, leurs chevelures mêlées, ils reprissent haleine. […] Ils s'aimaient à la manière de l'homme et de la femme. Alors l'antique bête à deux dos roulait sous les palmes de l'Éden, tandis qu'Adam et Ève retrouvaient la lourde richesse des limons et le suc des racines. Bouche à bouche, ils se regardaient longuement et quelquefois s'allumait le feu turquoise tandis que renaissait le vieux rêve alchimique. "

On serait d'abord tenté de croire que ce couple gémellaire aux amours idéales sert à l'auteur d'exemplum, attestant d'une révolution des esprits et du regard porté sur l'autre. Tous deux produits d'une mère agnostique, les jumeaux épris d'eux-mêmes comme de mondanités, passent de salon en salon, forts de l'orgueil qu'ils tirent de leur spécificité, nous laissant espérer qu'ils parviendront à faire sauter les derniers verrous de l'obscurantisme. Mais ce serait méconnaître Wittkop dont la noirceur vient toujours tôt ou tard rappeler l'homme à ses ténèbres intérieures. Si leur monstruosité suscite une vision poétique empreinte du regard qu'Ambroise Paré porte sur les Monstres et Prodiges, le destin des hermaphrodites n'en est pas moins terrible et cruel que celui d'Elephant Man.

Un coup de maître!


Gabrielle Wittkop, Les départs exemplaires, Verticales, [1995] 2012. 17,90€.





Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux

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Nostalgie du baroque
Éric Bonnargent   
« Que pouvions-nous espérer d’un univers où foisonnent les trous noirs,
 l’antimatière, les catastrophes ? »


Roberto Matta, Etoile de jardin
Là où les tigres sont chez eux est un bon roman et c’est déjà pas mal. Il s’agit d'un bon roman qui n’a pas tenu ses promesses, qui n’a pas réalisé ses ambitions.
L’ambition réside d’abord dans l’ampleur et la structure narrative de ce roman dont l’action se déroule au Brésil, une structure complexe qui va se mettre en place dès le premier chapitre. Le prologue commence ainsi :

« – L’homme a la bite en pointe ! Haarrk ! L’homme a la bite en pointe ! fit la voix aiguë, nasillarde et comme avinée de Heidegger.
Brusquement excédé, Éléazard von Wogau leva les yeux de sa lecture ; pivotant à demi sur sa chaise, il se saisit du premier livre qui lui tomba sous la main et le lança de toutes ses forces vers l’animal. A l’autre bout de la pièce, dans un puissant et multicolore ébouriffement, le perroquet se souleva au-dessus de son perchoir, juste assez pour éviter le projectile. Les Studia Kircheriana du père Reilly allèrent s’écraser un peu plus loin sur une table, renversant la bouteille de cachaçaà demi pleine qui s’y trouvait. Elle se brisa sur place, inondant aussitôt le livre qui s’y trouvait.
– Et merde !... grogna Éléazard.
Il hésita un court instant à se lever pour tenter de sauver son livre du désastre, croisa le regard sartrien du grand ara qui feignait de chercher quelque chose dans son plumage, la tête absurdement renversée, l’œil fou, puis choisit de revenir au texte de Caspar Schott. »

Éléazard dont le nom et le prénom sont eux-mêmes atypiques pour un Français est atoponà plus d’un titre. Géographiquement d’abord, puisqu’il vit à Alcântara dans le Nordeste, loin de tout ; professionnellement, puisqu’il est correspondant de presse dans une région où il ne se passe presque rien ; affectivement, puisqu’il vient de se séparer de sa femme Élaine, paléontologue en mission dans le Pantanal au sud-ouest du pays, qui ne supportait plus son cynisme et que sa fille, Moéma, vit à Fortaleza où elle est inscrite à l’Université et qu’il vit maintenant seul avec son perroquet imbécile qui répète sans cesse que « l’homme a la bite en pointe » au lieu du vers de Hölderlin « l’homme habite en poète » et Soledade, sa femme à tout faire qui ne fait d’ailleurs rien si ce n’est regarder la télévision, l’aimer en secret et lui servir à boire ; intellectuellement enfin puisque en plus d’être un spécialiste d’Athanase Kircher, un jésuite du XVIIème siècle qu’il a cessé d’étudier par désenchantement pour se consacrer à l’inactivité la plus totale, il a également renoncé à écrire, Bartleby moderne. Mais voilà qu’en cette matinée de juin 1982, Eléazard vient de recevoir d’Europe un manuscrit inédit, une biographie de Kircher par son disciple et ami Caspar Schott.
Après ce prologue, suivent vingt-deux chapitres et un épilogue constitués de trois parties distinctes (sauf le chapitre XIV constitué de deux parties et les chapitre I et XX constitué de quatre parties) dont le seul point commun formel est qu’ils commencent tous par un chapitre de la biographie d’Athanase Kircher. Les autres racontent ou bien les errements d’Éléazard, ou bien la dramatique épopée d’Élaine dans la jungle, ou bien les déboires de Moéma, ou bien la vengeance de Nelson ou encore retranscrivent les Carnets d’Eléazard.
Et c’est là que le bât blesse car ces différentes pistes sont qualitativement très inégales. Elles ont toutes pour commun la présence d’un membre de la famille von Wogau et celle d’un membre de la famille de l’ignoble gouverneur Moreira, un homme politique corrompu.

Éléazard qui n’attendait plus rien de la vie va être amené à s’opposer aux projets immobiliers du gouverneur en compagnie d’une jeune Italienne, Loredana, et de ses amis, Alfredo, propriétaire du désertique hôtel Caravela et le docteur Euclides, vieux libertaire presque aveugle ayant été dans sa jeunesse jésuite puis maoïste. Or, seuls Éléazard et Euclides sont des personnages intéressants qui ont quelque chose à dire (nous en parlerons plus tard). Alfredo est un personnage secondaire sans réel intérêt alors que Loredana est un personnage peu cohérent venu d’Italie mourir dans ce coin perdu du Brésil et qui finira, après une inutile séance de vaudou, par repartir tout aussi bizarrement en Italie. Loredana est sans relief et c’est à elle que l’on doit les passages les plus faibles de cette partie, dont la caricaturale escapade en voiture avec le gouverneur et les cours d’italien illogiquement décisifs dispensés à sa femme. Le gouverneur Moreira est lui aussi un personnage assez caricatural au point d’être digne de certains méchants hollywoodiens. Il n’en reste pas moins que cette partie se lit avec plaisir et qu’elle comporte quelques-uns des meilleurs passages du livre.
Les carnets d’Éléazard sont très réussis. Il y note ses pensées et analyse les rapports qu’il entretient avec l’œuvre de Kircher, rapports qui lui permettent de mieux se comprendre lui-même. Comme dans toutes les collections d’aphorismes, même celles de Nietzsche ou de Cioran, il y a des choses moins intéressantes, mais l’ensemble est cohérent et permet de bien saisir la personnalité d’Éléazard.
Le voyage scientifique d’Élaine au cœur de la forêt amazonienne en compagnie de ses collègues et d’un étudiant, le jeune Mauro Moreira, sur le bateau de Petersen, un ancien S.S. et un ancien tortionnaire de la caravane de la mort de Pinochet, sombre dans le grotesque à partir de l’attaque du bateau par des contrebandiers.
Les mésaventures de Moéma, bisexuelle et toxicomane, n’ont strictement aucun intérêt et cela d’autant plus qu’aucun des personnages de cette partie n’a de profondeur psychologique.
Plus sympathique par contre est l’histoire de Nelson, cul-de-jatte orphelin des favelas, dont le seul bien est un rail d’acier contenant les restes de son père, celui-ci étant tombé dans une cuve de métal en fusion, dans l’aciérie dirigée par Moreira. Nelson n’a qu’un seul but : venger son père par le meurtre du gouverneur. Il n’empêche que la vie dans les favelas est pauvrement rendue.
Finalement, la biographie Kircher et les carnets d’Éléazard sont les parties les plus intéressantes d’un ensemble qui manque parfois de souffle et de cohérence.

Kircher est la figure centrale de ce livre parce qu’il y a du Kircher en chacun des protagonistes. Kircher a existé. Il est né en 1602 et est mort en 1680. Ce « raté pitoyable » selon Élaine, cet « artiste de l’échec » selon Éléazard  fut un homme hors du commun parce que pas du tout en phase avec son temps. Le XVIIème siècle, c’est le siècle de Galilée, de Descartes, de Leibniz, etc., c’est le siècle où l’humanité entre dans l’âge moderne, c’est le siècle où les mathématiques prennent le pouvoir (« La nature est écrite en langage mathématique » écrivait Galilée), où les sciences expérimentales deviennent la voie d’accès privilégiée à la vérité. Kircher est achronique, il demeure dans le Baroque, voire dans la Renaissance et s’il rencontre et correspond avec le Père Mersenne, il méprise Descartes et ignore totalement Galilée. Il est un inventeur farfelu auquel on doit certes la lanterne magique, mais aussi le piano à chats, la catastrophique alarme pour cercueil, la balance à peser les âmes ou encore une langue universelle dans laquelle « Notre ami vient » s’écrit « XXX.21 II. 5 XXIII. 8 »… Si son cabinet de curiosités est le premier d’Europe, il est constitué d’objets aussi saugrenus qu’une relique de l’Arche de Noé. Dans le domaine de la connaissance, Kircher a tout raté : il a cru déchiffrer les hiéroglyphes, les idéogrammes chinois et a même cru pouvoir reconstituer la langue originelle, la langue de Dieu oubliée depuis l’épisode de la tour de Babel. Kircher, c’est Bouvard et Pécuchet à lui tout seul.
Du moins est-ce ce que crois d’abord Éléazard qui éprouve un riant mépris pour le jésuite. Mais si Kircher le fascine, c’est à cause son refus obstiné de la modernité. Kircher, c’est le refus de la tyrannie des mathématiques. Voici quelques extraits des carnets :

« QU’AI-JE AIMÉ CHEZ KIRCHER, sinon ce qui le fascinait lui-même : la bigarrure du monde, son infinie capacité à produire des fables […]. »
« ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR. Kircher écrit une encyclopédie involontaire de tout ce qui va disparaître ou s’infirmer après lui. En ce sens, il est conservateur d’un savoir d’ores et déjà momifié de son vivant, bien plus que du premier muséum digne de ce nom. La révolution copernicienne, puis galiléenne en astronomie,, l’amplification soudaine de la chronologie terrestre bouleversent les idées reçues avec la violence d’un raz-de-marée. Kircher choisit de ne pas embrasser cette nouvelle conception du monde, mais de sauvegarder l’ancienne coûte que coûte. C’est le Noé de son temps. Son œuvre est l’arche d’un univers submergé. »

À leur manière, tous les personnages refusent ce monde désenchanté, à commencer par Éléazard. Élaine se souvient de l’une de ses diatribes :

« La science n’est qu’une idéologie parmi d’autres, ni plus ni moins efficace que n’importe quelle autre de ses semblables. Elle agit simplement sur des domaines différents, mais en manquant la vérité avec autant de marge que la religion ou que la politique. Envoyer un missionnaire convertir les Chinois ou un cosmonaute sur la Lune, c’est exactement la même chose : cela part d’une volonté identique de régir le monde, de la confiner dans les limites d’un savoir doctrinaire et qui se pose chaque fois comme définitif. Aussi improbable que cela ait pu apparaître, François-Xavier arrive en Asie et convertit effectivement des milliers de Chinois, l’Américain Neil Young – un militaire, entre parenthèses, si tu vois ce que je veux dire… – foule aux pieds le vieux mythe lunaire, mais en quoi ces deux actions nous apportent-elles autre chose qu’elles-mêmes ? Elles ne nous apprennent rien, puisqu’elles se contentent d’entériner quelque chose que nous savions déjà, à savoir que les Chinois sont convertibles et la Lune foulable… Toutes deux ne sont qu’un même signe de l’autosatisfaction des hommes à un moment donné de leur histoire. »

La tyrannie du chiffre a engendré l’économie libérale, l’exploitation de l’homme par l’homme, de la nature par l’homme. Elle a détruit le merveilleux et cette terre autrefois conçue comme une matrice n’est plus qu’un réservoir de matières premières. Comme le montre par ailleurs Heidegger –  le vrai, pas le perroquet… – « la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui comme telle puisse être extraite et accumulée. »De plus, il n’est pas certain que notre appréhension quantitative du monde soit vraiment plus vraie que l’approche qualitative de nos ancêtres, elle n’est, au mieux, qu’une manière d’interpréter le monde. Heidegger, encore une fois, écrivait :

« La représentation scientifique ne peut jamais encercler l’être de la nature, parce que l’objectivité de la nature n’est que le début, qu’une manière dont la nature se met en évidence. »

Les discussions d’Éleazard avec Euclides abordent souvent ce problème. Euclides, malgré son nom, rappelle que le monde “vrai”, celui de la science moderne, ne peut se représenter que par le calcul et seuls quelques élus sont capables de cela. Le monde d’Aristote était peut-être faux, mais il était précis et compréhensible. Ces conversations sont toujours passionnantes, quels que soient les problèmes abordés, qu’il s’agisse de la nécessité du plagiat en art ou du statut totalitaire de la vérité qui permet d’ailleurs une nouvelle charge contre la science moderne : 

« Ce ne sont pas les idées qui tuent : ce sont les hommes, certains hommes qui en manipulent d’autres au nom d’un idéal qu’ils trahissent avec conscience, et parfois même sans le savoir. Toutes les idées sont criminelles dès lors que l’on se persuade de leur vérité absolue et qu’on se mêle de les faire partager par tous. Le christianisme lui-même – et quelle idée plus inoffensive que l’amour d’autrui, n’est-ce pas ? – le christianisme a fait plus de morts à lui tout seul que bien des théories de prime abord plus suspectes. Mais la faute en revient uniquement aux chrétiens, pas au christianisme ! À ceux-là qui ont transformé en doctrine sectaire ce qui n’aurait dû rester qu’un élan du cœur… Non, cher ami, une idée n’a jamais fait de mal à quiconque. Il n’y a que la vérité qui tue ! Et la plus meurtrière est celle qui prétend à la rigueur du calcul. »

Qu’il s’agisse de Kircher ou d’Éléazard et d’Euclides, la vérité est baroque, multiple et chatoyante et ce qui compte est moins de la trouver que d’emprunter les chemins qui y mènent :

« LA VÉRITE n’est ni un chemin de traverse ni même cette clairière où la lumière se confond avec l’obscurité. Elle est la jungle même et son foisonnement trouble, son impénétrabilité. Voici longtemps qu’il ne s’agit plus pour moi de chercher une issue quelconque dans la forêt, mais bien de m’y perdre au plus profond. »

Éléazard en arrivera à cette conclusion à la lecture de la biographie de Kircher, Nelson se perdra dans un meeting politique, Élaine dans la jungle et Moéma dans la drogue, aucun des protagonistes ne parvenant à se mettre en adéquation avec ce monde.
Au final, ce livre est un bon livre parce qu’il dit quelque chose. Néanmoins, alors que l’on reproche d’habitude aux écrivains français de manquer d’ambition, on peut reprocher à Blas de Roblès de ne pas avoir eu les moyens de mettre en œuvre les siennes, la lecture de Là où les tigres sont chez eux offrant certes de bons moments, mais pas assez. Le dialogue entre Kircher et Éléazard est indéniablement une réussite, le reste est beaucoup plus laborieux.





Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux. Zulma. 24€ 50




Knud Romer - Cochon d'Allemand

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Une jeunesse danoise
Marc Villemain

Éditions Les Allusifs
Il existe bien des manières de prendre le pouls du puritanisme. L’une d’entre elles est assez subtile : elle consiste, pour la critique autorisée comme pour la doxa, à s'attendrir sur une littérature qui, par principe, ambition, pudeur sincère ou effet de mode, s’attache à dissimuler toute charge de sensibilité – de crainte qu’elle ne passe pour une surcharge de sensiblerie. Et, à l’appui de cette opinion, il faudra en effet considérer l’aigre et lourd pathos de la beaufitude communicationnelle dont nos existences se trouvent proprement envahies. A cette aune, Cochon d’Allemand est donc un premier roman très réussi (d’ailleurs déjà primé au Danemark), tant il eût été facile à son auteur de satisfaire aux effusions du lecteur-crocodile, toujours prompt à verser sa larme sur la guerre, le racisme, la souffrance et la mort. Aussi la principale qualité de ce roman largement autobiographique tient-elle peut-être à cette forme de narration qui met parfois le « je » de l’auteur à une telle distance qu’il en devient presque un personnage parmi d’autres, au même titre que les membres de la famille, ici campés avec une belle et enviable finesse. La conjonction d’un talent évident pour le détail, qui fait mouche dans la galerie des portraits de famille, et pour l’ellipse comme mode d’accès aux événements dans ce qu’ils ont d’essentiel et de direct, fournissent donc matière à un livre original, maîtrisé, touchant, mais dont il n’est pas interdit de regretter un parti pris stylistique qui lui fait parfois courir le risque d’atténuer ce qu’il aurait pu avoir de poignant.

Aussi ne partagé-je pas absolument l’enthousiasme général qui semble se profiler à son propos, et cela pour une raison paradoxale qui tient à ses qualités mêmes. En effet, s’il a pu se produire que je m’ennuie un peu durant le premier tiers, il se trouve que les sources dudit ennui constituent au fil des pages ce qui en fait l’une des qualités principales. Car si cette façon volontairement factuelle ou allusive de rapporter des événements, dont certains sont graves, permet de maintenir intelligemment le lecteur dans un entre-deux sensible, elle apparaît aussi par trop systématique. Moyennant quoi, le style peut parfois apparaître un peu lisse à force d’être fluide, et donner l’impression d’être scolaire à force de ne pas vouloir en rajouter. Autrement dit, l’ambition de la justesse, parfaitement atteinte, aurait pour corollaire de gommer des aspérités qui auraient peut-être permis d’impliquer davantage le lecteur. Or, et nous en venons au paradoxe, c’est précisément cette manière de raconter, désinvolte, presque naïve, où sourd ce bel humour amer dont peut se nourrir une œuvre, qui devient la marque et fait le charme du récit. Autrement dit, l’épaisseur est entre les lignes. Elle autorise d’ailleurs quelques jolis morceaux de bravoure, telle cette scène où le grand-père transforme sa salle de restaurant en salle de cinéma, à une époque où l’on ne sait pas encore vraiment de quoi il s’agit, si ce n’est d’ « images vivantes ». Aussi toute la ville ou presque se masse devant l’écran (une sombre histoire de naufrage et de noyade) et, la fin venue, les spectateurs quittent la salle interdits, confondus en condoléances, et, « le lendemain, le drapeau fut mis en berne dans la ville ». L’air de rien, c’est une évocation magnifique, et pour le coup, émouvante, de la naissance du cinéma, et des spectateurs.

Entrer dans Cochon d’Allemand requiert donc le lecteur bien davantage que ce que la facilité immédiate du récit pourrait lui laisser supposer. Car la banalité des mots n’est ici qu’apparente, et le propos vaut tout autant pour ce qui est dit que pour ce qui est suggéré. Le ton adopté permet à l’histoire de ce jeune Danois, témoin et victime du racisme ordinaire qui s’abat sur sa mère allemande, et par ricochet sur lui-même, de mêler le récit familial autobiographique à un panorama historique assez original. Sans doute la décontraction de ton a-t-elle facilité ce double éclairage, quitte, donc, à en dissoudre un peu l’intensité.

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6 - Septembre/octobre 2007

Marcus Malte, Cannisses

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Impossible deuil
Romain Verger
 
Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour
Auteur de nombreux romans parus chez Gallimard, Fleuve Noir et Zulma, Marcus Malte publie son dernier récit dans la collection Polaroid des éditions de l'Atelier In 8. Cette novella dont le style n'a l'air de rien vous saisit pourtant et ne vous lâche plus. C'est dire si d'autres pouvoirs agissent dans ce texte animé d'une fausse simplicité qui n'en est que plus inquiétante, parce qu'elle nous fait épouser de l'intérieur la fracture d'un homme ordinaire, progressivement et inéluctablement aspiré par la folie, seul et unique exorcisme à sa douleur.

À trop vouloir en dire, on en amoindrirait et les effets et le plaisir du lecteur. Et ce serait dommage tant le sel de ce bref roman noir tient à sa mécanique narrative parfaitement huilée et subtilement conduite. Cannisses opère un renversement rigoureux et implacable, dont la précision horlogère (l'horloge est d'ailleurs un motif récurrent du texte) force l'admiration tout en glaçant les sangs.

Le narrateur vient de perdre sa femme (Nadine), emportée par un cancer, et tente de pourvoir tant bien que mal au quotidien de Dylan et Hugo, leurs deux enfants. Submergé par la douleur, rongé par le sentiment d'une cruelle injustice, l'homme a lâché peu à peu : la télé tourne en boucle et les dîners se résument à des plâtrées de gaufres. Dans le lotissement où il habite, où les maisons toutes semblables se comptent par volées, l'homme épie ses voisins d'en face, caché derrière ses cannisses. Des voisins sans histoire, une famille somme toute comme l'était la sienne avant le drame, qui lui renvoie quotidiennement son bonheur insolent de famille heureuse et unie. Une vision qui, par contraste, ravive constamment sa propre plaie en rappelant l'absente à sa mémoire.
"Il y a des choses que je n'arrive pas à comprendre. Pourquoi elle ? Pourquoi ? Qu'est-ce qu'on a fait de mal, nous ? Mes gamins, qu'est-ce qu'ils ont fait de mal, ils n'ont que six ans et quatre ans ? Nadine aussi, c'était une bonne mère. […] Tout ce que je vois, c'est que Nadine n'est pas revenue, et lui en face sa femme est toujours là et elle se porte bien."

Écrasé par la peine, l'homme cherche à donner sens à la disparition de Nadine. Désemparé, prêt à se raccrocher à la moindre explication tangible, il questionne sa culpabilité, celle de sa femme, s'obstine maladivement à déceler des signes qu'il aurait négligés, comme leur chatte Guimauve écrasée peu de temps après leur arrivée. Et si les cannisses elles-même étaient cancérigènes ? Mais ce sont ses voisins qui vont polariser ses obsessions. Le destin de sa famille ne s'est-il pas joué sur un numéro de rue ?
"C'est peut-être ma faute. Au départ, on avait le choix entre plusieurs villas dans le lotissement. On a été parmi les premiers acheteurs. Celle d'en face était libre aussi. on a visité. C'est moi qui ai choisi celle-ci. La nôtre. À cause de la terrasse, justement. Nadine était d'accord, mais c'est quand même moi qui ai signé avec le promoteur. J'aurais peut-être dû prendre un peu plus de temps pour réfléchir.
Lui, il est arrivé un mois plus tard. La femme était enceinte. Nadine aussi. Elles parlaient un petit peu, toutes les deux, quand elles se croisaient. Des trucs de femmes. Elles avaient l'air de bien s'entendre. On ne savait pas, à l'époque. On ne pouvait pas prévoir."

Dès lors, nous partageons sa psychose, assistons au ravage progressif d'une conscience en proie au délire de persécution, aux affres de la jalousie, de la paranoïa et du déni. Le récit en scrute toutes les étapes dans une construction psychique et narrative en miroir qui décline les conséquences les plus effroyables du dédoublement.

Cannisses est le récit d'un impossible deuil où la douleur, sans prise ni remède, n'a d'autre choix que de s'inventer des coupables.


Marcus Malte, Cannisses, Atelier In 8, 2012. 12€.

Hemingway et Monterroso

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En bref
Éric Bonnargent

La nouvelle la plus courte de l’histoire est l’œuvre d’Ernest Hemingway. Il existe différentes  versions de sa généalogie. Celle que je préfère, et que je tiens donc pour vraie, raconte que lors d’une soirée en présence d’autres écrivains chez son éditeur, celui-ci aurait proposé à ses invités d’écrire le texte le plus court possible ayant le maximum d’intensité dramatique. Hemingway remporta le jeu avec un texte de six mots :

« For sale : baby shoes, never worn. »

D’autres écrivains, dont Richard Powers, se sont essayés à ce jeu (ici). Hemingway considérait qu’il s’agissait là de sa meilleure nouvelle. Je n’apprécie guère les romans d’Hemingway, mais je trouve ses nouvelles captivantes de par leur construction. Hemingway les écrit en négatif. Elles se résument souvent à de simples descriptions, à de courts dialogues : à de l’inessentiel, à un inessentiel permettant de mieux nous faire ressentir toute la charge dramatique liée à la situation, aux personnages. En ce sens, « For sale: baby shoes, never worn » est caractéristique de l’art d’Hemingway. Ces six petits mots révèlent un drame des plus terribles, la mort d’un enfant, drame d’autant plus terrible que les parents vendent ces chaussures. Ils auraient pu les garder, les jeter, mais non, ils les vendent. Pourquoi ? Aucune raison satisfaisante ne me vient…
C’est dans les Œuvres complètes et autres contes de l’écrivain guatémaltèque Augusto Monterroso que l’on peut trouver Dinosaure, le conte le plus court :

« Cuando despertó, el dinosauriotodavía estaba allí. »

Monterroso est connu pour la brièveté de ses textes. Ce conte montre, comme le faisait la nouvelle d’Hemingway, à quel point un texte bref suscite l’interprétation. Qui est ce « il » qui se réveille ? Pourquoi le dinosaure est-il « encore » là ? Où est ce « là » ? Était-il déjà « là » lorsque « il » s’est endormi ou n’était-il présent que dans son rêve ? Auquel cas, que fait-il ici dans la réalité ?
Le texte long est souvent d’inspiration totalitaire : il oblige le lecteur à penser ceci ou cela, à se représenter les personnages, les lieux, etc. de telle ou telle façon. Le texte court est toujours fascinant parce qu’il provoque l’imagination du lecteur qui doit se débrouiller, seul.

Frédéric Berthet - Simple journée d'été

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Frédéric Berthet : l'art de l'esquisse
Marc Villemain

Éditions Denoël
Il est un peu triste – et le spectacle du temps n’invite hélas pas à l’optimisme – d’avoir à attendre  disparition d’un écrivain pour le découvrir. Et en mort, Frédéric Berthet s’y connaît, qui succomba chez lui, seul, abattu par l’alcool et la dépression, au soir de la Noël 2003 : mort exemplaire, s’il en est. Il laissera derrière lui un Journal de trêvedont on a beaucoup parlé ces dernières semaines, quelques amitiés éberluées (Jean Echenoz, Michel Déon), une posture peut-être, où croisent le cabotinage, le silence, l’évitement, les frasques et le retrait ; une existence qui pourrait nous rappeler celle d’un Dominique de Roux – mais quand celui-ci fuyait hors de (chez) lui pour trouver le bon tempo de l’existence et lutter avec le langage, Berthet s’enfouissait, s’auscultait, se détruisait. Et puis il y a ces quelques textes, dont on disait alors qu’ils faisaient de lui un écrivain prometteur – expression générique parfois utilisée pour évoquer ceux à qui seront toujours fermées les portes du grand public.

Ainsi ces nouvelles, publiées une première fois en 1984 dans une relative indifférence, et dont il est plus difficile que prévu de dire pourquoi on les a aimées. Entier, amer, traversé par une métaphysique incandescente mais construite pour l’élégance, Berthet brûle tout, tout de suite : son talent éclate en fulgurances, en traits, en saillies et en reparties. Tout est toujours dans le potentiel – comme ce grand roman qui ne verra finalement pas le jour et vers lequel il avait tourné son existence tout entière. Le langage est travaillé ici au pilon, là aux ciseaux de couturière. Non par souci du style, quoique son existence soit à elle seule comme un exercice de style, mais parce que « ce n’est pas avec la sexualité, mais avec le langage que la malédiction est entrée dans le monde. » On aime, donc, ces petits textes accoudés les uns aux autres, à ce point serrés qu’on se demande parfois s’il ne s’agit pas plutôt d’un roman découpé aux seules fins d’inoculer un souffle qui ne peut tenir puisque tout va vite, que tout doit aller vite, ces petits textes d’un désespoir poli qui nous revient en sourires. Et nous sommes envahis par ces atmosphères d’élégance brillante, ces douceurs au bord du craquement, cette tendresse aristocratique pour des coutumes qui n’ont plus cours, ces accès de délicatesse qui peinent à dissimuler ce qui surchauffe et bouillonne dans l’arrière-cuisine, cette parole où l’on entend, éperdue, complice, la voix de Fitzgerald. 


Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 2, février/mars 2007
 

Pier Paolo Pasolini, Médée

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Conversion à l'envers

Romain Verger


Prolongement utile, voire indispensable du film Médée réalisé par Pasolini en 1969, ce livre publié par Arléa propose une interview de Maria Callas, un cahier de notes (les "Visions de la Médée") et la retranscription des "dialogues définitifs" du film. S'il y a peu à retenir de l'interview de la cantatrice, hormis sa volonté de donner de cette mère infanticide la vision "la moins sanguinaire possible" pour que, lavée de sa fureur et de son agressivité légendaires, la fille d'Aetes apparaisse dans toute son humanité, on s'arrêtera plus particulièrement sur la seconde section dans laquelle Pasolini retraverse le mythe d'Euripide et se l'approprie, dévoilant beaucoup plus explicitement que dans le film ses intentions de réalisateur.

A-t-on pour autant besoin de tels éclaircissements? Le film n'est-il pas censé se suffire à lui-même et témoigner de ces intentions-là, dans le mode d'expression qui lui est propre, sans justifier du recours à un quelconque appoint théorique ? Après lecture, on peut néanmoins se demander si ce film-là, passionnant à bien des égards, est parvenu à embrasser toute l'ambition du réalisateur italien, à en rendre les desseins suffisamment lisibles et visibles. En ce sens, on ne peut qu'inciter le spectateur à revoir le film à l'aune de ces "visions".

Ainsi de la longue série de rêves de Médée, limitée pour l'essentiel dans le film à la prémonition onirique du meurtre de Glaucé. Cet enchaînement nourrit sa vengeance en rattachant celle-ci à la part nocturne et lunaire de la magicienne. Si dans le film, l'embrasement de la fille de Créon n'est que la duplication d'une pulsion engendrée par les puissances de la nuit et de la passion blessée, les rêves prennent dans le texte une résonance toute particulière. À défaut de pouvoir satisfaire ses aspirations au sacré dans la réalité, sur cette terre d'exil où l'a traînée Jason — territoire vidé de ses dieux et rites —, Médée semble tout entière réduite à cet ultime espace de liberté : ses rêves dans lesquels elle assouvit sa nature en multipliant les rites de fécondité, de purification et autres sacrifices tel l'extraction et l'ingestion d'un cœur humain. Cette longue série de rêves suivie de leur réalisation renforce le sentiment d'une fatalité tragique toute puissante en réduisant ce qui advient dans la dernière partie du mythe à une simple caisse d'enregistrement. D'où cette variante apportée au mythe par Pasolini (bien visible dans le film) qui donne à voir la mort de Glaucé, suivie de son père, comme un suicide qui n'a paradoxalement rien de l'affirmation d'une quelconque liberté, geste comme dénué de sens, dicté de plus haut. Cela donne aussi une vision plus moderne et humaine de Médée, qui n'est plus seulement le jouet d'une machine infernale oniromantique, mais d'un inconscient qui la submerge et la dévore au point de lui dicter de dévorer et ronger ceux qui précipitent sa chute.

Autre aspect, me semble-t-il, plus nettement perceptible dans les "Visions" que dans le film : l'étroite et non moins ambiguë relation du jeune Jason avec le Centaure qui l'éduque. S'y dessine en effet une réflexion qui dépasse le cadre strict du mythe et du personnage de Jason, pour pointer ce passage du monde de l'enfance à celui de l'adulte. Le Centaure y joue le rôle d'un initiateur et d'un révélateur. Elevé dans la piété, l'enfant est bercé par les fables dont l'abreuve le Centaure, mythes qui lui font côtoyer et toucher Déméter, dans un rapport au monde où la métaphysique ne se dissocie en rien du réel, se confondant même tout entière avec lui. La maturité s'accompagne d'une métamorphose du Centaure (qui n'est jamais vu qu'en caméra subjective, par Jason lui-même) : celui-ci perd ses attributs mythologiques, devenant "un homme tout simple, qui a perdu ses formes fabuleuses", comme pour épouser cette autre vision démythifiée du monde qui tend à poindre chez le jeune adulte : une perception rationnelle et désacralisée des choses où prévalent "la raison et la volonté humaines", "le but logique et terrestre". En l'occurrence pour Jason, c'est "le succès sur terre" qui dépend de sa capacité ou non à reprendre sa place de roi.

"JASON : Mais moi je n'ai connu qu'un seul Centaure…
CENTAURE : Non, tu en as connu deux : l'un sacré, quand tu étais enfant, et l'autre désacralisé, quand tu es devenu adulte."

Enfin, comme le souligne justement Christophe Mileschi dans sa préface, il convient de replacer le film dans le contexte du grand boom économique italien de ces années-là, où le grand capital tend à remplacer le sacré, où "le mystère, le religieux [se retrouvent] confisqués par l'argent, par l'intérêt, par l'appât de puissance, détournés par la soif de conquête, d'entreprise, de possession." En s'emparant du mythe de Médée, Pasolini dépeint une Italie écartelée entre deux cultures, deux époques, l'une moderne et industrielle, "qui glorifie la puissance dominatrice de l'homme, sa capacité à agir sur le monde pour le plier à sa volonté", incarnée en Jason ; l'autre plus ancestrale, attachée à la terre, culture archaïque qui n'a pas encore rompu avec la magie : Médée. L'exil auquel la magicienne consent par amour et dont elle va très vite se retrouver captive, c'est celui d'une femme désorientée à jamais nostalgique de son monde ancien et qui, arrivant à Iolcos, expérimente une "conversion à l'envers",à l'image de celle qui marque la métamorphose du jeune Jason en adulte. Elle n'en finit plus de "chercher le sacré", abandonné en Colchide, et dont elle a perdu le sentiment en rencontrant Jason :

"Maintenant, Médée cherche désespérément un rocher, un caillou sacré. Des cailloux, ce n'est pas ce qui manque, autour d'elle, sur cette côte de la Méditerranée. Mais les pierres ne répondent pas plus que les arbres à la supplique de Médée : elles restent ce qu'elles sont, de belles pierres insignifiantes."

"Et maintenant, elle a perdu cette science, comme une bête qu'on a arrachée à son pâturage, qui ne parvient plus à s'orienter… Elle regarde le Soleil, elle regarde la Lune. Et elle leur adresse une prière, un troisième hymne mais ils ne répondent pas ; ils restent hors d'atteinte, muets, des corps célestes et brutalement, merveilleusement inertes."

Condamnée à partager sa nouvelle existence avec des "hommes prosaïques et quotidiens", il ne lui reste plus qu'à renouer avec le sacré dans le geste irréparable de son infanticide. En ce sens, Médée accomplit un "acte d'amour suprême qui délivre ses enfants de la malédiction paternelle", de l'égoïsme rationaliste de Jason. Non seulement, "elle se réconcilie avec sa foi et ses pouvoirs d'antan", mais elle ramène aussi ses enfants "dans le temps mythique et sacré."

Un texte des plus éclairants, tant sur le film de Pasolini dont il est en quelque sorte le Making-of littérairement dense, que sur le mythe de Médée dont il enrichit la dimension et les perspectives, en s'incrivant dans la lignée d'Euripide, Sénèque ou plus récemment Quignard et Lars Von Trier...


 Pier Paolo Pasolini, Médée, Arléa, 2007. Trad. : Christophe Mileschi. 8€




Barcelone Noir

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Loin des Ramblas
Éric Bonnargent

Sagrada Familia
Après Paris, Los Angeles, Londres, Brooklyn, Rome, Mexico et Delhi, c’est Barcelone que cette nouvelle anthologie des éditions Asphalte, spécialistes de littératures urbaines, invitent le lecteur à parcourir.
Ce n’est ni sur les Ramblas ni sur les plages si chères aux touristes que les auteurs (quatorze, dont cinq femmes) sélectionnés ont décidé de nous guider, mais à travers les ruelles moins fréquentées de quartiers comme El Born, El Raval, San Gervasi… Les grandes métropoles sont toujours polymorphes et l’ensemble de ces nouvelles permet de dresser un portrait kaléidoscopique de la capitale catalane. « Le secret d’une grande ville, écrit Raúl Argemí à propos de Barcelone, c’est qu’elle comporte en son sein une multitude de villes juxtaposées, vivant côte à côte, mais avec très peu de connexions entre elles. »
C’est sans doute parce qu’une ville se comprend par son histoire que ce recueil s’ouvre avec un texte d’Andreu Martín, « Loi de fuite », rappelant que Barcelone fut, au début du siècle, « la capitale mondiale de l’anarchisme. » Cette loi, votée en 1920, autorisait la police à tirer en cas de délit de fuite : de nombreux activistes furent ainsi abattus d’une balle dans le dos après avoir été libérés. « Les Ombres de Brawner » montre à quel point la collaboration avec l’Allemagne nazie pèse aujourd’hui encore sur les consciences. Dans « En ce monde, en ce temps-là, où Mercedes est morte », Lolita Bosch s’appuie sur un fait-divers, l’assassinat de Mercedes Cassola au Mexique, pour revisiter les heures les plus sombres du franquisme.
La misère sociale et l’immigration font l’objet de trois nouvelles particulièrement réussies. « Quartier chic » de Jordi Sierra i Fabra nous permet de faire connaissance avec une richissime et répugnante famille du luxueux Parc Túro qui exploite sans vergogne Felipa, une jeune Philippine. Pour les Masdeu, les immigrés ne sont, de toute façon, que « des animaux du tiers-monde vivant comme des rats dans un monde qui leur échappe. » Ceux qui finiront comme des rats ne sont pas forcément ceux qu’on croit… Dans « Histoire d’une cicatrice », Cristina Fallarás lance ses personnages à la recherche d’une main tranchée au cœur du monde interlope des junkies et des clandestins venus d’Afrique. « Le Charme subtil des femmes chinoises » de Raúl Argemí évoque l’immigration asiatique et la guerre des Balkans.
D’autres textes ont une tonalité plus sociale. Barcelone cristallise les paradoxes d’une Espagne tournée vers l’avenir et pourtant toujours prisonnière de ses valeurs ancestrales. Le poids des traditions se retrouve dans ces deux étonnants textes que sont « Le Prédateur » et « Décrocher la lune », alors que l’homosexualité féminine librement vécue est le thème d’une belle nouvelle signée Osabel Franc, « Le Mystère de sa voix ». Trois textes, signés David Barba, Eric Taylor-Aragón et Teresa Solana, se démarquent plus particulièrement par l’originalité de leurs intrigues et la qualité de l’écriture. La haine des livres et l’envie que le narrateur frustré de « Sweet croquette » éprouve envers Ferran Adría, l’ex-chef du fameux El Bulli, vont le conduire à d’effroyables expériences culinaires. Dans « Épiphanie », il est question de dépression amoureuse, de drogue et… d’émasculation. Enfin, « L’Offrande » met en scène la folie d’un médecin légiste qui, lors de l’autopsie de la plus laide de ses collègues, découvre les secrets de la beauté intérieure…
Barcelone noirest une anthologie qui, malgré deux nouvelles un peu plus faibles (« Le client a toujours raison » et « Le policier qui adorait les livres »), permettra au lecteur, d’une part, de découvrir des auteurs de polar le plus souvent inconnus en France et, d’autre part, d’explorer les sombres facettes d’une ville si prisée des touristes.

Article publié dans Le Matricule des Anges, Juillet-Août 2012





Barcelone noir. Textes réunis par Adriana V. López et Carmen Ospina. Traduit de l’espagnol (castillan et catalan) par Olivier Hamilton. Éditions Asphalte. 21 €

Antoine Volodine, Songes de Mevlido

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Notre après-monde
Marc Villemain

Éditions du Seuil - Fiction & Cie
Oubliez ce que vous vivez, ce que vous croyez vivre, voir, connaître. Oubliez que dehors il fait beau, ou même qu’il pleut. Oubliez qu’il vous semble naturel de distinguer entre le jour et nuit, entre le rêve et le réel. Oubliez ce que la science vous apporte comme confort, oubliez jusqu’à la nature qui bourgeonne au printemps, et jusqu’à la joie d’une caresse, et jusqu’à ces projets que vous formiez, pour l’avenir, pour demain. Oubliez vos rêves de grande Histoire, vos fantasmes de Révolution et vos prières ardentes afin que le monde connaisse de nouveaux enchantements. Et ne vous fiez pas trop aux autres, ni aux animaux qui leur ressemblent. Ici, à quelques années de nous, tout n’est plus que cloaque, pénombre, barbarie boues et bribes humaines – c’est à peine si l’on trouve trace de souvenirs. Ici, aucun principe de précaution n’a cours, car seuls les mondes non encore désertés par l’espoir peuvent se payer le luxe de prendre des précautions. Vous êtes dans le monde de l’après : d’après la guerre du tous contre tous, qui nous guette, ou dont l’hypothèse au moins n’est pas absolument invraisemblable. Et dans le camp des vaincus, bien sûr, puisque c’est le camp de tous. Désormais, « la guerre noire généralisée est l’unique perspective concrète pour une communauté dont les comportements sont aberrants dans pratiquement tous les domaines ». Quant aux hommes, « en dépit de la révolution mondiale, ils sont descendus à un niveau de barbarie et d’idiotie qui étonne même les spécialistes. » N’allez pas penser pourtant qu’Antoine Volodine prend sa partition dans le chœur du déclin. Son chant est trop froid pour être funèbre, trop distant pour que s’y mêle autre chose qu’un humour sous tension, trop mélancolique pour croire encore à un quelconque pouvoir de la parole en ce monde. En résumé, l’après-monde n’est autre que notre monde, celui des camps et des ghettos, celui des grands récits qui ont chu et des enthousiasmes qui ont sombré, celui de la nudité de l’homme face au deuil. Tout cela est bien moins irréel qu’il y paraît. 

« En tout cas, même si je rêve, je suis dans la réalité », pense Mevlido, un perdant, comme tous les autres, policier affecté à la surveillance des anciens révolutionnaires, le plus souvent de très vieilles bolcheviques ressassant les mêmes slogans incompréhensibles (« MAINTIENS-TOI AU MILIEU DES VISAGES ! », « ASSASSINE LA MORT EN TOI ! », « MêME EN CAS DE DECES, CHANGE D’ITINERAIRE ! »). Mevlido vit à cheval sur les zones de l’ancien monde, à « Oulang-Oulane », dans le quartier « Poulailler Quatre ». Sa femme, Verena Becker, fut naguère torturée par des enfants-soldats, « redoutables, capables d’avoir un rire de bébé au moment où ils cherchaient à atteindre vos organes vitaux ». Il a refait sa vie avec Maleeya, sur qui il veille avec tendresse mais qui le confond avec Yasar, son époux mort à la guerre. Car aucun deuil n’est possible, ni pour l’un, ni pour l’autre, ni pour personne de toute façon. Chez Volodine (quasi-anagramme, involontaire, semble-t-il, de Mevlido), tout se rappelle toujours à nous sous la forme d’un éternel retour de détresse. Aussi Mevlido éprouve-t-il de la sympathie pour ces révolutionnaires isolés, sans bande ni chef, sans consignes ni doctrine, et il vit sa vie dans la porosité des mondes, ceux qui, jusqu’à présent, officiellement, départageaient les morts et les vivants, le réel et l’irénique. 

Volodine a coutume de dire qu’il écrit en français une littérature étrangère. C’est une voix comme on en trouve assez peu dans la littérature contemporaine, où l’on distinguera quelques échos du pessimisme orwellien et de l’inquiétude kafkaïenne, pour ne rien dire des insectes : les oiseaux bien sûr, familiers de l’univers de Volodine, mais aussi les araignées, qui « à présent administrent les ruines de la planète. Elles se réclament elles aussi de l’humanisme, et, s’il est exact qu’elles mangent leur partenaire sexuel dès que leurs œufs ont été fécondés, on ne compte pas parmi elles, alors que les millénaires s’égrènent, la moindre théoricienne du génocide, de la guerre préventive ou de l’inégalité sociale. » On dit Volodine difficile à lire. Je ne crois pas. Seulement faut-il se défaire de ce que l’on croit voir du monde, y regarder d’un peu près, à bonne distance, chercher la mécanique à l’œuvre dans ce que l’on croit être la condition humaine et accepter d’envisager que quelque chose se trame derrière, qui échappe à notre contrôle, quelque chose de physiologique, de mécanique, de destinal : « Les attentats contre la lune ne nous apaisaient pas, ils ne contrariaient pas notre tendance à sombrer fous. Mais à nous, qui n’avions plus de ressort, plus de rigueur idéologique, plus d’intelligence et plus d’espoir, ils donnaient l’impression qu’à l’envers du décor, peut-être, l’existence avait gardé une ébauche de sens ». Songes de Mevlido ne ressemble à aucun autre livre, presque à aucun autre genre. On pourrait dire qu’il s’agit de science-fiction, mais alors débarrassée de toute fascination technoïde. Peut-être qu'Enki Bilal pourrait dessiner ce monde redevenu vierge d’hommes, ou plein d’hominidés balbutiant, mais il devrait alors le faire sans super-héros, ni métal, ni rien de ce qui constitue d’ordinaire le futurisme technologique. Un Lynch, plutôt, devrait s’y intéresser : il sait montrer combien le réel est aussi le produit de nos esprits, il saurait retranscrire en images ce qui peut subsister de sensuel dans cet inframonde sans espérance ni lumière, barbare pour ainsi dire, et comme esquissant une inversion de l’évolution, un retour à notre condition d’avant. Mevlido a de vieux restes, de bons vieux restes, de ce qu’il fut et de ce qu’il désespère de ne plus pouvoir être vraiment : « Sous la douche misérable, il se réjouit de ne pas être une simple brute, d’avoir tout de même des traces dans l’esprit, de ne pas mugir sans fin et sans passé comme un idiot dans l’absence de jour. Il se réjouit de durer encore et de pouvoir, quand il y pense, en avoir conscience.» C’est le bord du gouffre, et on ne sait pas vraiment si les choses basculeront ou pas, si Mevlido, qui a « pour tâche de s’immerger dans la barbarie afin de discerner quelques pistes pour le futur », y parviendra. On présume que non, mais c’est peut-être aller plus loin que ce qu’en sait l’auteur lui-même. 

Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 7, novembre/décembre 2007


Joy Sorman, Comme une bête

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Symphonie bouchère
Romain Verger

Maurice Rocher, L'homme à l'oreille, 1966.
"Pim voudrait entrer dans l'histoire de la boucherie, y inscrire son nom, et pour cela il faut frapper un grand coup, il faut faire honneur, aller au bout de ses possibilités, achever sa mission, sa tâche sublime." Sans aucun doute, le talent boucher de Pim (le personnage du dernier roman de Joy Sorman) vaut bien celui de son auteur qui signe un texte magnifique et poétique, un roman dont on se délecte comme d'une entrecôte finement persillée. Un de ces morceaux mis de côté que les bons bouchers vous rapportent de derrière. Tout à la fois hymne à la bidoche, éloge de la boucherie artisanale et ode aux saveurs de la langue, Comme une bête est un texte puissamment inspiré, qui rend hommage à l'humilité de l'artisan et n'en est pas moins d'une ambition monstrueuse, un texte qui palpite, vibre et chatoie, traversé par la passion, l'imprégnation et la patiente fréquentation des chambres froides et des billots. Un texte-miroir où l'homme et l'animal n'en finissent plus d'échanger leurs regards et leurs identités. Je te confie mon corps, pourrait dire la bête de son œil éloquent, et charge à toi, boucher, de travailler et de transformer ma noblesse. Partage mon âme de bœuf avec ceux qui me mangeront.

L'histoire tient à peu de chose, à un squelette ou une carcasse que Joy Sorman habille page après page, comme on pare les meilleures pièces de viande pour les proposer au client : Pim a 16 ans lorsqu'il intègre un CFA en boucherie dans les Côtes d'Armor. Maigre comme il est et avec ses doigts fins de pianiste, il n'a pas le physique de l'emploi. Qui plus est, il a la larme facile, ça coule tout seul, pour un rien — un syndrôme lacrymal —, comme le sang des bêtes qui vous éclabousse de vie lorsqu'on les égorge. Pim deviendra apprenti à la boucherie Morel de Ploufragan, puis boucher à Paris. On le suit tout au long de sa formation, dans ses visites aux abattoirs, lors de son stage chez un éleveur, puis dans l'exercice de son métier ou ses déambulations à Rungis où il choisit ses pièces. C'est l'itinéraire d'un viandard, d'une vocation qui se mue en passion, en un sacerdoce laïque pour la carne.

Comme une bête peut certes être lu comme un vibrant plaidoyer pour une pratique raisonnée de la filière carnée. Plane le spectre de la malbouffe et des perspectives inquiétantes et inéluctables de l'évolution des pratiques alimentaires. Ces "vaches bodybuildées" aux "chairs sans saveur" qui encombrent les rayonnages des supermarchés, ces laitières qui, après avoir pissé leur lait jusqu'à épuisement, doivent encore sacrifier leur chair, ne sont sans doute qu'un avant goût de ce qui nous attend :
"2 euros 50 pour une bonne grosse bête greffée de stéroïdes qui grossit deux fois plus vite. Ou 2 euros 50 pour un zébu brésilien élevé sur une immense prairie génétiquement modifiée, sur une herbe vert fluo capable d'accueillir deux fois plus de bétail (le zébu c'est facile à désosser, ça se travaille vite, c'est tendre, sans gras, sans goût aussi, mais ça gagnera tous les marchés vous verrez, ça détrônera nos vaches laitières, parce que le Brésil c'est pas que le foot et les tongs)."

Il y a quelque chose d'effrayant dans ces visions mécanisées de l'abattage et de la transformation de la viande, dont on apprend l'origine : les abattoirs industriels de Porkopolis (à Chicago), bien antérieurs aux chaînes de montage des automobiles Ford. Mais ce roman va bien au-delà. Il dépasse tout jugement pour s'inscrire dans une rêverie anthropologique et poétique. Joy Sorman accompagne son personnage, elle scrute ses mouvements, décompose cette "somme de gestes qui a rendu possible une extraordinaire métamorphose — une vache devient un steak, attention les yeux." En "mage de la découpe", Pim travaille ses viandes avec précision, dextérité et élégance, comme un danseur sa chorégraphie. Et à cette poésie du geste se joint celle de sa matière, la viande et ses textures, ses couleurs, ses odeurs, dont Pim et l'auteur elle-même s'enivrent  :
"Pim inspecte les ris de veau et d'agneau, évalue leur texture délicate et anticipe leur saveur. Un vendeur dépose dans sa main deux grosses glandes blanches arrachées à la gorge d'une jeune bête. Ils sont bien fermes, d'un blanc nacré subtilement rosé, gonflés et humides, ils sont parfaits. Puis il soupèse les testicules d'agneau, veinés de bleu, vendus par sachets de 30, et hésite. Il y a des foies aussi, magnifiques et immenses, comme des méduses écarlates. Ils gouttent, entassés sur des grilles, brillants comme du vinyle, lisses et doux, on se voit dedans. Foies de veau ou de génisses, roses ou grenat, aux côtés des rognons couleur de velours pourpre, jetés en vrac dans des bacs de plastique jaune, seaux de caillettes au pied de fressures suspendues, et c'est comme si les cœurs battaient encore tant ils sont tendus et sans accroc."

Pim est un rêveur et un artiste de la viande. Il y a dans son parcours quelque chose qui relève de l'initiation, mais plus encore de la performance, d'une quête de la perfection. Perfectionnement de son destin d'homme qui, pour se réaliser, invite à faire le tour de la bête, de l'animalité. Pour capter l'âme de la vache, encore faut-il se mettre à sa place :
John Deakin, Bacon with Meat, 1960.
"Il contemple la vache, la tête, les yeux, le mufle, les naseaux, puis le corps puissant et galbé, les taches sombres sur la robe blanche, la chaleur épaisse, il la palpe, son estomac plein d’une bouillie d’herbe mâchée. Chez la vache tout est paisible, tout est lent, chaque mouvement de son métabolisme à la fois économe et productif semble calculé, une existence patiente et lourde. La vache vit le plus souvent immobile, elle se retient, elle attend, disponible et placide, puis se dégonfle d’un coup comme une outre qu’on aurait percée et ça donne des yaourts et plus tard un rosbeef. Ça fait quoi d’être une vache ? rien si ce n’est les saisons, la nourriture, la main de l’homme sur ses pis et sa gorge.
Si on ouvrait le crâne plat de la vache, si Pim la trépanait délicatement avec un fil à couper le beurre, puis se glissait à l’intérieur de la boîte crânienne, se faufilant entre la cervelle et l’œil, voilà ce qu’il y verrait, logé derrière la pupille de la bête, son œil d’homme collé contre celui de la vache : il aurait une vision du monde, il pourrait regarder ses semblables à travers un œil de bœuf qui arrondit la réalité, il ne verrait plus que leurs gestes, leurs démarches, existences humaines passées au tamis, il n’entendrait plus que leurs intonations, il ne sentirait plus que leurs odeurs, il saisirait la bienveillance ou la brutalité. Pim ne verrait plus que des silhouettes d’éleveurs, de laitiers, de vachers, de vétérinaires et de marchands qui espèrent leur fortune. Et derrière ces silhouettes, fondue dans l’horizon, il verrait la masse affamée qui piaille et qu’il faut nourrir."

De l'homme à la bête, les frontières sont ténues, et il suffit d'un regard pour que tout s'inverse, des rapports de dominé à dominant, comme ici à l'abattoir : "La vache est dans le piège mais il arrive que les choses ne se déroulent pas comme prévu et sans crier gare la bête lèche le visage du tueur c'est elle qui donne le baiser de la mort, elle lèche le cou, le front, les joues et ça n'en finit pas, c'est de la tendresse, de l'amour, son immense langue râpeuse et musclée pousse l'homme contre un mur, l'accule, une vache viole un abatteur, elle lèche encore, sa tête presse maintenant contre la poitrine de l'ouvrier, elle se frotte et ça dure, l'homme est désemparé, il suffit de caresser la tête d'un animal pour ne plus pouvoir le tuer."

C'est là la dimension la plus fascinante du roman, inscrite dans son titre : le cheminement d'un homme qui, travaillant et pensant la viande au quotidien, subit et expérimente dans son corps et son psychisme le transfert et l'assimilation biologique, métabolique de sa matière première :
"A l'intérieur du boucher germe l'idée saugrenue et douteuse de se déshabiller, de se rouler tout nu dans la bidoche comme dans les vagues blanches d'écume, comme dans l'herbe grasse. Il pourrait s'enfermer dans la chambre froide, se dépoiler, se coller contre la barbaque et se frotter. Son corps sec et tiède transmettant un peu de chaleur à la viande froide ou l'inverse."

Sa chair et celle des bêtes en viennent à se confondre, à échanger leurs qualités, leurs perceptions : 

"Avec le temps la peau du boucher se pique de points roses, l'épiderme se colore aux pommettes et dans le creux des joues, le nez moucheté d'un sang pâle, les muqueuses, les poumons tavelés par les émanations de la viande. Toute l'année Pim inhale ces effluves de cru, elles tapissent son corps comme une nicotine rouge. Jour après jour, il inspire ces particules vivantes, en suspension dans l'air, qui viennent gonfler ses propres globules rouges, il se fortifie, la viande il n'a pas besoin d'en manger, il respire et la digère en plein cœur, parfois il saigne du nez, un trop-plein.
Avec le temps les mains du boucher enflent et s'arrondissent, faisant disparaître dans l'épaisseur de la chair bombée ongles, phalanges et veines. Ses mains se confondent avec la viande qu'elles manipulent — des mains en viande, indistinctes du rôti ficelé à la vitesse de l'éclair."

Dans l'exercice de son métier, Pim en vient à incarner cette conception que Levi-Strauss donne de l'anthropophagie : "Le moyen le plus simple d'identifier autrui à soi-même, c'est encore de le manger". Il le constate chez ses clients, comme cette vieille dame qui lui achète chaque semaine une cervelle de veau, convaincue d'enrichir sa matière grise en bénéficiant du "transfert de neurones". Il vit lui-même cette transsubstantiation, il y travaille avec ardeur, comme si coulaient et se mêlaient en lui d'anciens flux sanguins, remontant d'époques ou de cultures ancestrales où le rapport à l'animal, sa chasse et sa consommation, relevaient encore du rite et du sacré. La dernière partie du roman, d'une intensité et d'une prodigieuse beauté, est l'éblouissant accomplissement de cette fusion dans l'amour carnivore.

Un roman à dévorer, susceptible d'ébranler les plus invétérés des végétariens.


Joy Sorman, Comme une bête, Gallimard, 2012. 16,50€.




Marshall McLuhan, La Mariée mécanique, folklore de l’homme industriel

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Ça gratouille et ça chatouille
Éric Bonnargent


Andy Warhol, Mao.
Publié en 1951, La Mariée mécanique, folklore de l’homme industriel est le premier livre de Marshall McLuhan, philosophe et sociologue canadien né en 1911 et décédé en 1980. C’est en médecin que l’auteur s’intéresse à la société américaine. 59 textes permettent de poser le diagnostic : l’homme industriel souffre d’une « annihilation de l’ego » transmise par les médias. McLuhan n’est pas un donneur de leçons, il ne s’indigne pas (« Mais le temps de la colère et de la protestation n’est pas encore venu ») et ne prescrit aucun remède ; il espère seulement éveiller les consciences afin se développent « des stratégies individuelles. »
Bien que ces textes s’appuyant sur des illustrations d’époque (Unes de journaux, extraits de B.D., publicités…) aient été écrits il y a plus de 50, ils  restent d’actualité, mis à part peut-être en ce qui concerne le culte de l’hygiène, l’éducation mixte ou la condition des femmes. Et encore, ces sujets méritent toujours d’être interrogés. McLuhan voit par exemple dans la libération des femmes (qu’il ne réprouve pas pour autant) un nouvel esclavage : à la mode qui, paradoxalement, lui est imposée par des hommes et la transforme en machine à séduire : « Et la jeune fille élégante marche et se comporte comme si elle était un bel objet plutôt qu’une personne consciente d’elle-même. »

Pour le reste, les dérives des sociétés occidentales sont toujours les mêmes et sont peut-être même encore plus flagrantes aujourd’hui. À propos de la presse, en particulier du New York Times (le lecteur français lira Le Monde), McLuhan note à quel point l’information est devenu un spectacle, celui des passions humaines : il s’agit de « transformer les nouvelles du monde en un romantique roman quotidien fait d’épisodes de capes et d’épées et d’intrigues fascinantes concoctées par diverses ambassades. » L’objectif d’un journal est de faire naître de l’émotion et ce n’est pas pour rien, rappelle-t-il, que le « gros titre » est apparu lors des guerres napoléoniennes : « Le gros titre est un cri primitif enragé, triomphal, angoissé ou alarmiste. » Si la plupart des magazines sont les marqueurs d’un égalitarisme démocratique pervers cherchant à avilir les grands hommes (stars en tout genre, grands patrons, politiques…) pour en faire des hommes ordinaires ayant simplement eu un peu plus de chance que les autres, d’autres, plus rares, comme Time (Télérama) abolissent l’esprit critique de leurs lecteurs en leur faisant croire qu’ils sont eux aussi des happy few devant, en tant que tels, souscrire à leurs dires. L’« annihilation de l’ego » prend toute son ampleur avec la publicité à laquelle McLuhan consacre de nombreuses pages. La publicité prescrit au réel son mode d’être. Les slogans sont des « images totémiques » simples et claires qui, par « la consommation de produits uniformisés », met en place « un communisme pratique plutôt que théorique. » L’acquisition de ces objets permet de s’identifier, voire de rivaliser avec son voisin et cela tant et si bien que la publicité, comme le montre aujourd’hui plus particulièrement encore la téléphonie, fait naître en chacun de nous « une tendance à vivre non seulement en fonction des marchandises présentes, mais également futures. » Je consomme donc je suis et « ne pas posséder certains des nouveaux modèles marque l’homme du sceau de l’échec économique. » La richesse n’a ainsi plus pour fonction de se libérer du travail pour s’investir dans la vie publique, le mécénat ou la culture, mais « de se conformer aux normes » imposées par la publicité à travers les différents médias. Cette déspiritualisation de l’homme industriel a modifié son rapport au travail. L’homme qui ne consomme pas s’ennuie et le travail non seulement amène des revenus, mais il « est le narcotique de l’ennui, comme l’ennui est l’éperon du travailleur. »
L’appât du gain est tel que le rapport à l’éducation s’est totalement transformé. Le professeur n’est plus respecté, ni par les citoyens ordinaires car par sa « pauvreté volontaire et non compétitive, le professeur se pose comme un reproche adressé au reste de la communauté qui s’est engagé dans la bousculade de la récompense monétaire », ni par ceux qui détiennent le pouvoir politique et économique car « faire évoluer des individus à l’esprit fort et au caractère indépendant revient à créer une marchandise pour laquelle il n’y a aucune commande. Pourquoi former des individus si la seule vie possible est le rêve collectif fait de tâches uniformes et de divertissement massif ? » Comme en témoigne la morale populaire, ce sont toutes les valeurs qui ont été bouleversées. En s’intéressant à la BD et au cinéma, McLuhan montre qu’un adage comme « Le crime ne paie pas » est l’expression de la faillite morale de notre temps car « il implique que si le crime pouvait payer, alors la ligne de démarcation entre la vertu et le vice disparaîtrait. » Le gangster est le héros tragique moderne. Admiré pour sa volonté farouche de réussir, il possède les mêmes vertus qu’un chef d’entreprise, sauf qu’il s’est engagé dans la mauvaise voie, celle qui échoue forcément. Le crime ne paie pas, la respectabilité si. L’honneur est sauf.
Le confort dans lequel patauge l’homme industriel l’installe dans une certaine médiocrité qui n’est supportable qu’à condition que des activités cathartiques s’offrent à lui. L’industrie du cinéma, de la littérature populaire et de la BD permet de se défouler de toutes nos frustrations. Si les analyses de McLuhan consacrées à John Wayne, Tarzan, Sherlock Holmes… sont passionnantes, celle consacrée à Superman est sans doute la plus pertinente. Superman est « le rêve éveillé » de Clark Kent et nous sommes tous des Clark Kent ! Avec Superman, toutes nos frustrations volent en éclat. Aimé des femmes qui se refusent à nous, il se situe au-delà des lois et réduit la justice à la loi du Talion. C’est parce que les solutions violentes sont plus efficaces que « processus laborieux de la vie civilisée » que l’on peut dire que « les attitudes adoptées par Superman en réponse aux problèmes sociaux actuels reflètent les méthodes totalitaires brutales de l’esprit immature et barbare. » McLuhan aurait sans doute noté que la multiplication actuelle des films consacrés aux superhéros n’est pas étrangère à la fascisation de la société contemporaine…
Ces quelques lignes n’offrent qu’un aperçu des analyses menées par McLuhan. Aucun domaine n’échappe à sa critique, ni la presse locale, ni la littérature, ni la TV, ni la radio, ni le cinéma, ni le sport (à propos du soccer, il écrit qu’il s’agit d’un jeu « joué devant des foules immenses, qui se trouvent sur la touche dans la vie aussi bien que dans le sport »). Son objectif est, en bon héritier de Tocqueville, de nous mettre en garde contre les dérives des démocraties modernes. L’uniformisation des goûts, la perte de l’esprit critique et l’obsession pour le confort matériel sont le signe d’un nouvel esclavage. McLuhan peut alors conclure : « Aujourd’hui, le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en responsable d’études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de l’utilité et du confort. »


Une version plus courte de cet article a été publiée dans Le Matricule des Anges, octobre 2012.





Marshall McLuhan, La Mariée mécanique. Folklore de l’homme industriel. Traduit de l’anglais (Canada) par Émilie Notéris.

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Richard Millet - Désenchantement de la littérature & L'Orient désert

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Cet article est paru en novembre 2007 dans Le Magazine des Livres (n° 7)

Richard Millet, hélas ! 
Marc Villemain

Pieter Bruegel - Le Misanthrope
Tenons-nous en à l’écrivain, donc, parce qu’il est admirable. Et que le reste, l’affectation eschatologique, le continuel procès aux contemporains (fût-il parfois justifié), les embardées bouillonnantes dans le petit chaudron des lettres, les sentences sur « une production littéraire semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide » ou sur la décrépitude d’un « monde épuisé » qui détruit la langue française au point que celle-ci est « peut être parvenue au bout de ses possibilités littéraires », tout cela n’indique rien, du moins rien d’autre que l’état d’abattement d’un homme dont les lecteurs les plus fervents peuvent parfois attendre, en effet, qu’il respecte ce qu’il revendique pour lui-même : « l’extrême solitude et la dimension fantomatique de l’écrivain qui, contre l’humanité, joue l’espèce humaine en son épiphanie singulière : celle de l’individu entré dans la déliaison humaine ». Richard Millet n’est sans doute dupe de rien, et certainement pas de sa rage, dont il sait pour l’éprouver combien c’est contre lui qu’elle s’exerce le plus souvent. Mais voilà, le monde lui parvient encore, parfois le requiert, et l’intrusion de sa matérialité sous ses formes les plus abrutissantes n’a de cesse de réveiller en lui le prurit de quelques colères indistinctes. Reste qu’il n’est pas anodin que ces deux livres paraissent en même temps : l’un pour dire la colère, l’autre, comme en contrepoint, pour revenir à soi. 

Éditions Gallimard
Je ne disconviens pas que le titre de cet article soit un peu racoleur. Et injuste. Car au fond il me serait facile de me reconnaître dans ce qui fait la terreur de Richard Millet, dans tout ce qui nourrit sa mélancolie, son allergie à un monde qui sombre fou et sa désolation de ne pouvoir en attendre quelque éclat prometteur, pour ne pas dire rédempteur. Pourquoi, alors, cet « hélas » ? Au-delà du clin d’œil à l’historiographie littéraire, l’hélas subsiste en raison de quelques saillies inutiles, péremptoires, parfois injurieuses, formulées sur ce ton de gravité solennelle qui leur ôte tout ce qu’elles auraient pu receler de mutin, d’espiègle, de séditieux pourquoi pas, et qui, alors, seraient simplement passées pour ce qu’elles sont, ou que nous aurions eu à cœur de défendre en arguant de l’envie, irrépressible chez tout écrivain, de baisser la garde devant la tentation du bon mot. Car que vient faire ici cette trouble insistance à dire qu’il ne fréquente plus personne en dehors de « quelques femmes d’exception et deux ou trois représentants du sexe mâle, hétérosexuels » ? Que viennent faire cette défense illustrée d’un Peter Handke (dont il a mille fois raison de déplorer qu’on ait déprogrammé l’une de ses pièces au Français) venu se recueillir sur la dépouille de Slobodan Milosevic, et cette extravagante ineptie historique dont il fait preuve dans une sorte de salut « à un homme politique communiste légalement élu, certes coupable de crimes de guerre, mais non moins que le Croate Tudjman et le musulman Izetbegovic » (lequel, du coup, étrangement, perd ici sa nationalité au profit de son appartenance religieuse) ? Que vient faire encore cette énormité sur Camille Claudel, qualifiée de « pathétique icône féministe » ? Et cette sentence que rien n’étaye à propos de Salman Rushdie, qui, non content d’être « surestimé », ne devrait sa « gloire » qu’à une excitation « médiatique », elle-même produit « d’une éructation de l’Histoire qui s’est muée pour lui en chance tragi-comique » ? Peut-on affirmer sans rire que « la France est morte en 1763, à la signature du traité de Paris par quoi elle renonçait à l’Amérique et aux Indes, c’est-à-dire au monde » ? Nous ne reconnaissons pas ici Richard Millet – ou plutôt nous ne reconnaissons de lui que ce qui vient ternir une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans la littérature vivante, et une pensée qu’irriguent d’ordinaire la délicatesse, la profondeur, bref toute la nuance élémentaire qui requiert ou doit requérir celui qui porte jugement sur le monde et les humains. Ce Millet-là me met mal à l’aise, tant il se trompe, et de combat, et de registre, et tant, surtout, il semble trouver plaisir à se défigurer lui-même. Le Millet que j’aime est là, pourtant, dans ce même livre, véhément sans doute, mais qui sait, dans sa véhémence même, faire éclater la part de vertige, de chagrin et d’esseulement qui fait le caractère exceptionnel de son œuvre.

Aussi faut-il souligner la beauté obscure et viscérale de cette réflexion sur la condition de l’écrivain, dont d’aucuns, sans doute, pourront une nouvelle fois railler le caractère crépusculaire, mais que nul ne saurait balayer d’un revers de plume sans risquer d’y perdre un peu d’aplomb et de passer pour aveugle. Car que dire d’un écrivain qui reconnaît tout ce qu’il est ? Que répondre à un homme qui écrit avoir « souhaité amener à son plus haut point, là où l’intenable est fécond, la contradiction entre mon exécration de l’espèce humaine et mon amour pour l’individu, [] ; entre mon catholicisme dissident et l’indifférence naturelle au mal ; entre mon consentement à la mort et le refus de voir mourir » ? Que peuvent les critiques littéraires contre un écrivain qui considère la grammaire comme « l’au-delà de la langue dans lequel retrouver la figure non rhétorique, inhumaine, nécessaire de l’éternité » ? C’est ce Richard Millet-là que je veux lire, celui qui « se présente dans le bruit d’un refus, celui de toute image, de plus en plus requis par cette quête quasi insensée de l’anonymat qu’il y a au cœur de toute démarche littéraire ». Oublier, donc, ou plutôt négliger, ses condamnations réflexes d’un « nouvel ordre moral » qui, s’il peut en effet nous désoler au plus haut point, n’en fait pas moins figure de réceptacle très commode à ses humeurs : lui préférer celui qui parle de l’écrivain comme d’un être « qui se voue à l’échec comme à une forme de salut »– et nul besoin, pour y parvenir, d’aller insulter l’Histoire. Le préférer quand il dit vouloir être « celui qui s’invente dans le paradoxe de son propre retrait, eût-il le bruit du monde pour destin de son langage », celui qui conditionne sa liberté au « surplomb vertigineux et dégrisant de l’outre-tombe. »

Nous ne sommes pas loin de cette défaite de la pensée qui, en son temps, déprima tant Alain Finkielkraut, et il est difficile de sérieusement contester, avec Millet cette fois, que se dessine sous nos yeux un « effondrement du vertical au profit de l’horizontal », ou encore que « ce qui s’annonce comme valeur nouvelle n’est que le recyclage de l’ancien débarrassé de sa charge signifiante, symbolique, sacrée ». Richard Millet a sans doute le courage d’écrire bien haut ce que d’aucuns méditent en leur encre muette, et ce qu’il dénonce comme « désenchantement de la littérature » est sans doute une épreuve pour beaucoup – même, fût-ce in petto, pour nombre de progressistes. Et oui, j’aurais aimé être l’auteur de ce trait étrangement houellebecquien : « d’un point de vue animal, qui serait indigné par la disparition de l’espèce humaine ? » – d’ailleurs, « sommes-nous bien certains que nous nous regretterions nous-mêmes ? » Reste que sa désolation, si elle est belle, si elle est, même, à certains égards, salutaire, ne peut se contenter d’accoucher d’un réquisitoire aussi unilatéral, sauf à éprouver du plaisir, un plaisir presque doloriste, à la tentation sacramentelle de la rumination. Son plaisir n’est pas discutable en soi, mais en ce cas, pourquoi lui chercher des explications ailleurs qu’en sa propre désolation ? Qu’en sa propre inadéquation au monde ? « L’insurrection de l’unique contre le nombreux » mérite d’autant plus d’être défendue que l’idéal promu à la télévision contribue assurément à la destruction du monde : ce pourquoi, oui, « l’excès est le rire même qui éclate dans les ténèbres ». Mais faut-il pour autant se refuser à aller chercher dans le monde (et dans la littérature qui s’écrit aujourd’hui encore) ce qui résiste et contrarie le processus ? Et surtout : la société et la littérature eussent-elles été autres, Richard Millet les aurait-il aimées davantage ? 

Mercure de France
Rien n’est moins sûr, et L’Orient désert, publié en parallèle au Mercure de France et dédié « aux chrétiens d’Orient », confirmera, dans un geste de grâce et de désespérance inouïes, combien s’enracine sa rupture d’avec le monde et l’humanité. Ceux qu’aura irrités le matamore de Désenchantement de la littératurepourront ou devront lire ce livre-ci, entièrement gagné par l’humilité, la haine de soi, la torpeur devant l’horizon qui se dérobe, et où l’auteur se déprend au fil des pages de sa véhémence jusqu’à entreprendre le plus intime dénuement. Initialement consacré au Liban de sa jeunesse et à « une archéologie de mes goûts sexuels », le livre voit le jour « dans le temps même où une femme est en train de me quitter » –si bien« que cette fin est en quelque sorte inscrite dans le livre que j’écris ». La douleur de la séparation est lancinante, et le livre tourne autour d’une quête spirituelle toujours plus pressante au fil des pages – « à présent je veux être nu, dans les épines, le vinaigre, les crachats et les rires ». Jusqu’à choir dans l’aphorisme, chose rare chez Millet, comme pour mieux signifier, en de telles circonstance, la souveraineté du silence, lénifiante, rédemptrice, destinale. Les détracteurs pourront même se faire les dents sur une sincérité sans ambages – « je ne suis que la somme de mes erreurs et, davantage, de mes fautes » – quitte à faire abstraction du mysticisme chrétien et primitiviste de Millet. Car, « chrétien, c’est-à-dire debout face à la Croix », c’est lui désormais qu’il violente, et sur lequel il laisse s’abattre, entre deux saillies suicidaires, sa propre compassion. 

L’enfance est partout présente dans ce récit qui ressemble à une fin de vie, et où l’auteur désespère de ne plus pouvoir, peut-être même ne plus vouloirse trouver. « Je ne suis qu’une torsion entre l’enfant que je fus et ce à quoi je m’obstine à donner le nom de Dieu mais qui n’est que le signe de ma perpétuelle défaillance, l’impossibilité de toute certitude, la soif de celui qui est en chemin avec le sentiment de n’arriver nulle part ». Cette enfance à laquelle nous arrache la femme qui nous quitte n’en finit plus d’incarner le regret de celui pour qui « le passé est un futur où je tombe infiniment », et s’ouvre sur une souffrance attendue, presque espérée, souffrance par laquelle la mort elle-même s’abolirait, puisqu’il s’agit, pour le chrétien, d’« acquiescer à la mort en tant qu’elle sera vaincue par la foi ». Ainsi de ce « besoin [] d’être aussi nu que la truite à qui on ouvre vivante le ventre pour en extirper les entrailles », ou de cette intime conviction de n’être que « dans l’anticipation d’un bonheur qui se confondra probablement avec ma mort ». On pourra, certes, à de très brefs moments, s’agacer d’une rhétorique mystico-sexuelle à la sollersienne, mais qu’importe : nous aurons retrouvé l’immense écrivain, après tout, qu’est Richard Millet, et l’on comprendra, pour peu qu’on l’ait oublié, qu’il faut être cet immense écrivain pour désespérer à ce point de son art : « on n’écrit que pour échouer à dire ce qu’eût été notre vie sans l’écriture. » Pourtant, s’il parvenait à soulager ses livres de cette espèce de mucosité fielleuse qui les baignent, s’il parvenait à les abandonner à leur essence éminemment littéraire, je donnerais tous les prix à Richard Millet. Mais ce n’est pas moi qui décide – d’ailleurs, je serais sans doute bien seul.

D'autres recensions d'ouvrages de Richard Millet : 
-Dévoration - lien
-L'enfer du roman - lien
-Corps en dessus - lien 
-L'opprobre (essai de démonologie) - lien 


Pierre Gascar, Le temps des morts

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L'humanité malgré tout

Romain Verger

© Roberto Kusterle
«Pour morts qu’ils soient, les morts ne sont pas de sitôt libérés de l’âge. Leur souvenir n’est pas le seul en cause : ils entrent dans un cycle de saisons. Rythme mal connu, plutôt ternaire, assez lent en tout cas, avec de loin en loin, des oscillations et des pauses, les voici cloués pour un temps sur une grande roue où, tour à tour, ils s’appesantissent ou s’allègent, les voici devenus, bien au-delà des horizons de la mémoire, rayons d’un soleil osseux.»

Ainsi commence Le temps des morts, l’émouvant récit autobiographique dans lequel l’écrivain Pierre Gascar raconte quelques mois de ses cinq années passées au stalag de Rawa-Ruska entre 1940 et 1945, appelé dans le récit camp de Brodno. Affecté à l’équipe de prisonniers chargés de créer puis d’entretenir un cimetière français, il propose un témoignage décalé, en marge des récits de Primo Levi ou de Robert Antelme qui focalisent davantage l’attention de nos contemporains, en nous faisant vivre l’horreur des camps d’extermination. D’évocation précise de la vie au stalag, il n’en est pas non plus vraiment question ici.

Bénéficiant par ses fonctions du droit de circuler à l’extérieur du camp, Gascar est un témoin à part. La tragédie de la Shoah n’affleure que ponctuellement dans le récit, par de brèves allusions à la situation des minorités juives de la région. Ainsi des convois de femmes et enfants entassés, trains chargés d’agonies, «grappes d’yeux pleins d’épouvante», comme ces «délégations muettes» et «cortèges de supplices» croisés sur les chemins, un brassard marqué de l’étoile de David au bras. Leur tragédie circule en filigrane dans le texte, sans que le narrateur mesure encore pleinement ni la réalité de leur destin, ni l’ampleur de l’entreprise nazie. Une ignorance plus inquiète que véritablement naïve qui reflète assez justement celle de ces années-là.

Nommé fossoyeur avec quelques autres prisonniers, il témoigne de cette expérience, en se gardant bien de verser dans le macabre, faisant au contraire de son quotidien une épreuve par laquelle il lui est donné d’exercer pleinement son humanité et d’entretenir la continuité de la vie en l’inscrivant dans le grand cycle de la nature. Se dégage de ce texte une étonnante sérénité, empreinte de poésie et d’épaisseur existentielle, sans doute un remède à l'insupportable besogne quotidienne qui lui est imposée, comparable à celle « du Purgatoire où l’on doit ainsi remonter inlassablement des seaux d’un puits sans fond, dans un paysage vert, et entretenir, faute originelle, péché mortel ou mauvaise conscience, une espèce de mort semblable à celui que nous entourions ici de soins multiples, comme un arbre nain. »

Ses semaines s’écoulent donc au rythme des inhumations. Il faut bientôt agrandir le cimetière, ouvrir de nouvelles divisions pour accueillir les corps des prisonniers que leurs conditions sanitaires déplorables fauchent en nombre toujours croissant. Il est bien des moments où la mort s’impose dans sa réalité la plus crue : «Celui-là me couvrit tout entier de son ombre pestilentielle et de sa vérité. Le muscle liquide, l’œil mangé, les dents de mouton mort, c’était ici la mort et non plus fardée d’herbes, non plus tapie dans la fraîcheur d’un souterrain, non plus couchée dans la pierre des gisants mais répandue en un marais osseux, enveloppée d’habits de noyé, avec des cheveux dans la terre.» De même lorsqu’en creusant une nouvelle fosse avec Cordonat, ils exhument un charnier :
« C’était comme si, à travers la présence idéale des morts dont j’avais jusqu’alors peuplé mes labyrinthes, mes retraites souterraines, je découvrais l’état de démence ou d’abandon dans lequel nous échouons au delà de la vie. La mort devenait très exactement «une morte», comme au terme d’une longue déchéance un être paré de mystère féminin et plein de dignité s’abandonne à l’épaisse ivresse, au sommeil à même le sol et s’enveloppe de haillons : ici, des haillons de chair. La mort devenait une taupe morte, un amas de putréfaction où, cheveux ou pelage, on dort avec un scalp, un échouage dans le cul-de-sac d’un tunnel inachevé, la reddition au fond de l’impasse.»

Mais l’expérience dont Gascar fait le récit, c’est avant tout celle de l'humanité et de l’humilité (au sens étymologique du terme), du poids de la terre et de son pouvoir d’ensevelissement des corps et des tragédies individuelles, d’un «paysage en profondeur» qui donne à méditer et à étreindre la moindre fraction de lumière pour la transfigurer en un éblouissement de la langue. En assouvissant par l’écriture son «rêve de souterrain», en renonçant à la religion des morts pour inscrire les disparus dans le rythme de la terre et des saisons, en préférant les secrets et révélations du silence au cri ostentatoire des cadavres, Gascar tire de son macabre labeur une évidence paisible et réparatrice : «Nous apparaissions comme des jardiniers aux yeux creux, des sédentaires du soleil, des maniaques de l’herbe occupés à travailler sur les morts comme à une broderie.»

Vie et mort se côtoient, dans la fraternité, dans l’amitié avec Cordonat, à l'occasion de promenades en forêt avec le pasteur Ernst qui sont autant d’échappées dans une forêt originelle propices à l’échange des vues et à la méditation, à la réinscription de l’espace aux ombres dans le concert de la nature, à l’image de l’évadé Isaac Lebovitch qui, chaque nuit, vient trouver refuge au creux des fosses fraîchement ouvertes, incarnant cette «fertilité mortuaire» par laquelle Gascar cherche à se sauver et nous sauver : 

«Mais voici que s’ouvrait devant moi cette forêt mentale jusqu’alors, cette sylve qui, plus qu’à l’abondance de ses frondaisons, plus qu’à la vigueur de ses fûts, avait dû d’exister pour moi, à sa valeur de contraste, à son robuste épaulement de l’horizon et, surtout, à sa secrète contribution à mon poids d’ombre.»

Dans une langue superbe, Pierre Gascar épingle et enlumine ces petites victoires que l'humanité est capable d'arracher aux tragédies collectives.

 Pierre Gascar, Le temps des morts, Gallimard, 1953.


Mariano Siskind, Comme on part, comme on reste

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Si rien ne bouge
Éric Bonnargent

« Le temps est une pute. »

Andy Warhol, Marilyn Monroe
C’est dans l’Abasto, un quartier populaire de Buenos Aires, que débute Comme on part, comme on reste.Écrasé par son inertie naturelle, Meyer, le narrateur, est incapable d’entreprendre et se contente de rêver sa vie.
Dans la première partie, il n’est encore qu’un jeune homme travaillant à la rédaction des sous-titres des films des Marx Brother lorsqu’il tombe amoureux d’une comédienne débutante qui n’éprouvera jamais rien pour lui : « Notre relation, en fin de compte, obéissait aux lois de son implacable indifférence et de ma douleur obsédante. » Après son départ pour les États-Unis, Meyer sombre dans l’obsession : il passe tous les jours devant la maison où elle habitait et lui écrit sans arrêt alors qu’elle a cessé depuis bien longtemps de lui répondre.

« J’ai donc décidé que la meilleure façon de lutter contre l’incertitude, où me plongeaient ses lettres qui n’arrivaient pas, était d’alterner la destination des miennes : un jour à Beverly Hills, le lendemain à Brooklyn. Autrement dit, du lundi au vendredi : Beverly Hills, Brooklyn, Beverly Hills, Brooklyn, Beverly Hills. Samedi et dimanche, à l’adresse de Brooklyn seulement parce que c’était de là qu’elle m’avait écrit sa dernière lettre. »

La confusion de Meyer structure la deuxième partie où alternent des chroniques de l’Abasto et de ses figures truculentes, comme Maradona, le mendiant cul-de-jatte ou Juan, le chasseur de rats, des dialogues rêvés (ceux entre Marilyn Monroe et son Rabbin/psychothérapeute sont comico-métaphysiques) et des confessions à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire. Lorsque le délire cesse, les années ont passé, Meyer est à Brooklyn avec l’espoir de se réconcilier avec son ex-femme, partie depuis trois ans. De nouvelles obsessions rythment sa vie : sa promenade quotidienne le fait passer devant la galerie d’art où elle travaille et, de retour chez lui, il imagine en travelling ou au ralenti leurs retrouvailles et rédige des articles qui ne lui sont jamais payés. Incapable d’agir, accablé par les dettes, il attend. Son Loubavitch de propriétaire et son homme de main russe prendront son destin en main.
Bien plus qu’un simple hommage à l’histoire du cinéma, Comme on part, comme on reste qui utilise dans son écriture et dans sa construction différentes techniques cinématographiques est un premier roman à découvrir.





Mariano Siskind, Comme on part, comme on reste.Traduit de l’espagnol (Argentine) par Frédéric Gross-Quelen. Éditions de la Dernière goutte. 18 €








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